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longtemps enorgueillis ? Il s’absorbe de plus en plus dans leur panthéisme politique. G. de Humboldt comprenait mieux le véritable idéal lorsqu’il disait : « La seule condition désirable pour l’homme est un état où chacun jouisse de la liberté illimitée de se développer lui-même selon son caractère individuel. »

La liberté physique des forces, outre l’intensité et la variété, produit encore la stabilité. Nous nous retrouvons ici en face d’une erreur sociale qui est en même temps une erreur de mécanique. On croit généralement que l’uniformité et l’unité résistent mieux aux obstacles ; au contraire, — Goethe et le physiologiste Baer l’ont montré, — rien de plus fragile et de plus instable qu’un tout uniforme : comme il se trouve au milieu d’influences variées et qu’il n’a point en lui-même une variété capable de se mettre en harmonie avec ces influences ou de se plier aux obstacles, il est bientôt désagrégé, divisé, détruit. Les espèces d’animaux qui n’ont pas su se modifier selon les circonstances, qui s’en sont tenues à un type inflexible, ont fatalement disparu de la surface du globe. Tels sont les peuples qui se proposent un idéal de fausse unité et qui ne veulent pas se modifier avec le progrès des siècles. Il est bon de résister, il faut aussi savoir céder, avoir réponse à tout dans ses organes. Encore une leçon de la mécanique qui a sa valeur dans l’ordre social, et que la philosophie allemande ne devrait pas négliger. La société la plus forte sous tous les rapports est la société la plus libre.

La liberté physique, qui donne aux forces sociales intensité, variété et durée, entraîne une égalité progressive qui s’impose aussi aux Allemands par des raisons toutes mécaniques. Pour assurer à un système de forces ce qu’on appelle un mouvement libre, il faut que ces forces se pressent également de toutes parts, et qu’en chacune l’action exercée contre les autres soit égale à la réaction des autres contre elle. De même, dans la sphère des forces sociales, pour obtenir le plus haut degré de puissance, il faut que la contrainte soit non-seulement aussi minime que possible, mais aussi réciproque, aussi égale que possible ; vous ne devez me contraindre, — et Kant l’a bien fait voir, — qu’aux actes auxquels je puis également vous contraindre, par exemple à ne pas m’enlever ma vie ou mes biens. Avec ce minimum de contrainte réparti également dans toute la masse du corps social, nous obtiendrons le maximum de force. Voilà l’égalité fondée à son tour sur des raisons de mécanique sociale qui sont valables à la fois pour les partisans des doctrines adverses.

Allons plus loin. Si les forces libres et soumises à l’égalité par leur équilibre réciproque arrivent ensuite à se confondre dans un mouvement commun vers un but commun, cette concorde des forces deviendra pour les Allemands la manifestation mécanique de ce que les Français nomment en langage moral la fraternité.