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l’humanité. « Dans le monde de l’homme comme dans le monde animal, ce qui règne, dit Schopenhauer, c’est la force et non le droit… Le droit n’est que la mesure de la puissance de chacun. » M. Alexandre Ecker aboutit aux mêmes conclusions dans son étude sur la sélection naturelle appliquée aux peuples. « La dernière guerre, dit-il, nous fournit la preuve que l’histoire des nations repose également sur des lois naturelles, et se compose d’une série de nécessités absolues, série dans laquelle la balance penche toujours du côté du progrès. »

Avons-nous atteint, avec la puissance supérieure des races, le terme des évolutions accomplies par cette mouvante philosophie du « droit historique ? » — Les admirateurs des triomphes de la Prusse voudraient bien s’en tenir au point où nous sommes parvenus, et fixer à jamais la pensée dans l’idée de la race germanique, représentée par la Prusse, représentée elle-même par son empereur ; mais le mouvement irrésistible de la logique entraîne l’esprit plus loin et plus haut. Ne faut-il pas convenir qu’il existe une force supérieure à celle de la race même, celle de l’humanité ? Hommes, générations, peuples et races n’ont qu’une puissance passagère ; l’humanité est la puissance durable ; tandis que les individus, disparaissent, le type de l’espèce demeure. Ainsi, dit Schopenhauer, on voit les gouttelettes d’une cascade s’élever et retomber en poussière, tandis que I’arc-en-ciel qu’elles forment plane au-dessus d’elles immobile.

S’il en est ainsi, le droit ne saurait être simplement la direction latine, germaine ou slave ; il doit être la direction humaine. Hegel l’avait du reste reconnu, et ses disciples de la gauche, Feuerbach, Bruno Bauer, Arnold Ruge, puis, plus récemment, Lassalle et les socialistes contemporains ont poussé jusqu’au bout la pensée du maître. Dieu n’existe que dans l’humanité, et l’humanité n’a d’autre vie que la vie présente. « Que la volonté de l’homme soit faite, » voilà, comme disait Feuerbach, la loi unique ; le culte de l’humanité est le seul culte, et la force de l’humanité est le seul droit.

Dans la pratique, la force de l’humanité devient la force du plus grand nombre, et c’est au nombre, selon les démocrates de la gauche hégélienne, que l’avenir appartient. Le suffrage universel, à en croire cette école, n’est point, comme on l’admet en France, l’expression d’un droit inhérent à chaque individu par cela seul qu’il est libre et participe au contrat social : c’est un simple moyen de compter les forces avant d’en venir à la lutte. En déterminant ainsi d’avance le résultat probable du conflit, on prévient le conflit lui-même, et le traité de paix précède la guerre au lieu de la suivre.

Cependant les majorités ne sont elles-mêmes que des forces