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invoquée de nos jours. Si la puissance nationale est réelle, c’est qu’au fond elle est rationnelle. Selon Hegel, une nation ne s’élève sur les autres que soutenue par une idée. Tant qu’elle sert l’évolution du monde, « mouvement d’un tout qui se connaît, » les autres nations, en perdant leur force, « perdent leur droit. » Le peuple allemand en particulier est le peuple élu de la philosophie. « Nous avons reçu, disait Hegel en 1816, la mission d’être les gardiens de ce feu sacré, comme aux Eumolpides d’Athènes fut confiée la conservation des mystères d’Eleusis et aux habitans de Samothrace celle d’un culte plus pur, ainsi que l’esprit universel avait donné au peuple d’Israël la conscience que de son sein il sortirait renouvelé. »

Ce qui fait la force des individus et des générations, c’est, avons-nous vu, l’esprit national qu’ils portent en eux ; l’esprit national à son tour ne peut devenir la force suprême qu’en s’identifiant avec l’esprit des autres peuples : par une expansion nécessaire, il tend à les absorber en lui. Chaque individu voudrait être la nation, chaque nation voudrait être le monde. Nouvelle manifestation du droit de la force : ce droit s’exerce de peuple à peuple, et le destin, par la guerre, tranche les questions ; car le destin est une justice, et, dans les rapports des nations entre elles comme dans les rapports de la nation à l’individu, ce qui est réel est rationnel. « La guerre, forme absolue du duel, vient se placer entre le meurtre et la vengeance : c’est le besoin de la destruction et un affranchissement nécessaire. » La destruction en effet, selon Hegel, affranchit l’être de ses formes ou déterminations présentes, et rétablit « l’absence de détermination » d’où sortiront des formes nouvelles. « Cette destruction s’est montrée dans toute sa sauvage beauté en Orient, où elle avait pour représentans Tamerlan et Gengiskan, qui, comme des balayeurs envoyés de Dieu, nettoyèrent des contrées entières. » La guerre est une dialectique en action. Hegel, faisant d’avance la théorie de cette brutalité même que ses compatriotes devaient plus tard montrer à l’Europe étonnée, aboutit à ces formules bizarres : « le fanatisme de la destruction, puisqu’il est l’élément absolu et qu’il prend la forme naturelle, est invincible par le dehors, la différence et la détermination étant soumises à l’indifférence et à l’indétermination. » Heureusement Hegel nous apprend que le génie destructeur s’anéantit lui-même par son excès : « comme toute négation en général, il contient en soi sa négation ; la marche de la destruction naturelle vers la destruction absolue constitue la rage, qui a sa négation en soi. »

Telle est la métaphysique de la guerre ; de nos jours, où l’on vit encore en Allemagne sur le fonds de Hegel, on fera l’esthétique de la guerre. En 1873, dans une leçon sur la guerre et les arts, M. Frédéric Vischer célébrait la beauté du terrible, et allait jusqu’à