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propre conscience : c’est une perspective sur l’infini où l’œil plonge plus ou moins loin selon sa portée ; tandis que l’un s’arrête aux points les plus rapprochés, l’autre voit jusqu’au fond, ou reconnaît qu’il n’y a point de fond. En Allemagne, on peut nier tout le christianisme, comme le docteur Strauss, et en enseigner les formules ou en pratiquer les rites. Il y a des degrés dans la vérité comme dans l’échelle de Jacob, et chacun occupe celui où il est capable de parvenir. On doit donc, selon Strauss, « avoir une pensée de derrière et juger par là de tout en parlant cependant comme le peuple. » Sorte de direction mystique d’intention, qui finit par s’accommoder de toutes les paroles et de tous les actes, pourvu qu’on y voie les emblèmes du divin. La morale elle-même, comme la religion, n’est qu’un ensemble de symboles relatifs par lesquels la foi se traduit en œuvres : « crois, et fais ce que tu voudras ; » — bien plus : « crois, et pense ce que tu voudras ; » — bien plus encore : « crois, et crois ce que tu voudras. »

On devine ce que produira cette manière de voir dans la vie sociale et combien elle répugne à l’idée d’un droit fixe ou inviolable. Traditions, coutumes, lois, puissances établies, — autant de symboles ; à ce titre, ils sont sacrés. On les respectera dans ses œuvres, on les dépassera dans sa foi, car il est écrit : « Tu respecteras les puissances ; » mais, pendant que le corps sera incliné devant elles, la pensée les dominera de toute la distance qui sépare l’idée du signe. Ainsi se concilieront la plus grande soumission à César et la plus grande indépendance intérieure ; on dira même en raffinant que cette soumission est précisément la marque de l’indépendance. Se mettre au-dessous de la puissance visible, c’est se mettre au-dessus. Enfin, on ira jusqu’à faire en faveur d’une institution positive un argument mystique de son absurdité même. Selon Strauss, la république est rationnellement supérieure à la monarchie, et c’est précisément pour cela, dit-il, qu’il faut préférer la monarchie. « Sans doute, il y a dans la monarchie quelque chose d’énigmatique, d’absurde même en apparence ; c’est en cela que consiste le secret de sa supériorité : tout mystère parait absurde, et pourtant sans mystère rien de profond, ni la vie, ni l’art, ni l’état. » Tel est le droit, divin de l’incompréhensible, emblème mystérieux de l’idée. Charles Vogt, dans ses lettres sur la guerre franco-allemande, constate avec étonnement « la soumission en face de la Herrschaft, de l’autorité, », qui caractérise les érudits les plus audacieux de l’Allemagne. Déjà Mme de Staël, sans en bien comprendre le motif, faisait une observation, analogue : « les hommes éclairés de l’Allemagne se disputent avec vivacité le domaine des spéculations, mais ils abandonnent assez volontiers aux puissans de la terre tout le réel de la vie ; l’esprit des Allemands et leur caractère