Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/525

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’autre, à y ajouter ce qui pourrait y manquer, et à construire ainsi un système unique pour le livrer ensuite aux réflexions et aux appréciations du lecteur.


I

Les tendances naturelles de l’esprit germanique, un moment dominées par l’influence française à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du XIXe, devaient bientôt reprendre le dessus et amener l’Allemagne à ce culte de la puissance qu’on remarque aujourd’hui chez ses théoriciens et ses praticiens. Pour comprendre le sens des doctrines en faveur au-delà du Rhin, il est nécessaire d’entrer d’abord, s’il est possible, dans cet esprit allemand que nous nous figurions connaître, qui nous réservait tant de surprises, et dont nous cherchons encore avec inquiétude la vraie nature. On a jugé le caractère germanique de deux façons tout opposées : les uns y reconnaissent, avec Mme de Staël, un penchant à l’idéalisme le plus mystique, les autres, avec Henri Heine, un penchant au naturalisme le plus positif[1]. L’originalité, ou, comme on dit là-bas, la « génialité » allemande ne consisterait-elle pas précisément dans cette antithèse ?

Le premier trait du caractère allemand est le mysticisme, qu’on nommait dès le XIVe siècle la philosophie teutonique, philosophia teutonica. « Grattez la peau d’un métaphysicien allemand, dit Schopenhauer, et vous trouverez un théologien. » Il est certain qu’on ne peut suivre le mouvement des idées philosophiques et sociales en Allemagne sans remonter à la théologie, que les Allemands mêlent à tout. Avant le cordonnier visionnaire Jacob Boehm, en qui Schelling et Hegel reconnaissent « le père de la philosophie allemande, » Luther avait déjà favorisé le développement de l’esprit mystique. — Est-ce par les œuvres ou par la foi que l’homme se justifie ? — À ce problème capital de la religion réformée, Luther répond : — Les œuvres ne sont rien, la foi est tout ; les œuvres sont naturelles et viennent de la volonté humaine, « qui est esclave et incapable de faire par elle-même le bien ; » la foi est surnaturelle et naît dans un commerce immédiat avec la grâce. — Luther a sans doute raison de vouloir s’élever au-dessus des œuvres extérieures ; mais au lieu de reconnaître entre la nature et Dieu l’activité personnelle et libre de l’homme, qui, semble-t-il, pourrait seule fonder le droit, il remonte à la foi qui nous absorbe en un principe transcendant ; après avoir rappelé la conscience à elle-même, le protestantisme allemand nie ce qu’il y a de plus précieux dans la conscience i : la volonté libre. Chez d’autres peuples, la négation

  1. Voyez sur ce sujet l’étude de M. Caro dans la Revue du 1er novembre 1871.