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Enfin il faut bien reconnaître que le jour n’est pas encore fait complètement sur les origines de cette secte, que l’on voit surgir tout à coup au XIIe siècle, armée de toutes pièces, se propageant avec une rapidité merveilleuse dans la France du midi et l’Italie du nord, assez forte, pour alarmer la papauté, donnant la main à des sectes orientales plus anciennes, mais sans qu’on puisse établir un rapport, de filiation directe, — tandis que, tout à côté, dans les mêmes régions très souvent, on assiste à des essais de réforme religieuse partant de principes très différens, dont pourtant les partisans sont à chaque instant mêlés au catharisme au point d’être mainte fois rangés, sous sa bannière. Il y a au premier abord quel que chose d’inextricable dans cette confusion d’hommes et d’idées. Pour nous orienter, commençons par rappeler l’état de l’église latine dans les deux siècles qui précèdent la grande expansion du catharisme.

L’orthodoxie romaine avait triomphé dans tout l’Occident, et triomphé d’une manière absolue. Les Mérovingiens dans le midi des Gaules, les musulmans en Afrique et en Espagne, les Carlovingiens en Italie, avaient complètement anéanti cette hérésie arienne que les Goths, les Lombards et les Burgundes avaient apportée de la Germanie, et qui, vaincue à l’intérieur de l’empire depuis Théodose, avait dû à ce puissant renfort une sorte de floraison nouvelle, du reste très inféconde. L’orthodoxie avait pour elle les populations soumises, plus nombreuses que leurs conquérans, le prestige de la vieille civilisation, auquel les Goths surtout cédaient aisément, et qu’est-ce que ces braves Burgundes, Ostrogoths, Vandales et Visigoths pouvaient comprendre, aux subtilités métaphysiques qui faisaient le fond de la dispute entre Athanase et Arius ? Au surplus la lourde épée franque ne tarda pas à joindre ses argumens à ceux de l’épiscopat catholique, et l’arianisme s’évanouit. La querelle suscitée entre Pelage et Augustin relativement à la grâce et au mérite des œuvres était oubliée, d’autant plus que le siège romain, tout en condamnant Pelage, ne forçait personne, professer l’augustinisme, pur, et qu’en pratique, sinon, en théorie, un magnifique pélagianisme s’étalait dans l’église. — Une autre hérésie, d’un genre bien différent, celle qui avait séduit la jeunesse d’Augustin, et qui avait quelque temps poussé d’effrayantes ramifications dans la chrétienté d’Occident, le manichéisme, avec son dualisme persan, sa saveur franchement païenne, et l’espèce d’ivresse religieuse, qu’il communiquait à ses adhérens, était mort depuis la fin du VIe siècle, écrasé à la fois par la persécution orthodoxe et par les invasions[1]. L’adoptianisme,

  1. Il sera plus d’une fois question du manichéisme dans cette étude. Rappelons brièvement qu’il doit son nom au mage Mani, qui opéra, au IIIe siècle, une sorte de fusion du parsisme et du christianisme. Comme le parsisme, il pose en principe le dualisme absolu de la lumière et des ténèbres, de Dieu et de Satan. L’armée des mauvais génies attaqua l’armée divine. Le premier-né de Dieu ou l’homme-type, champion du royaume lumineux, fut vaincu, puis sauvé ; mais une partie de sa lumière resta captive des ténèbres. C’est pour la recouvrer que Dieu fit apparaître deux puissances célestes, Christus et le Saint-Esprit, le premier comme soleil et lune, le second comme lumière éthérée, et leur fonction fut d’attirer les parcelles lumineuses disséminées sur la terre. Afin de les mieux retenir, le démon forma l’homme, qui unit ainsi dans sa nature la plus pure lumière terrestre et les ténèbres démoniaques. Ces ténèbres obscurcissaient victorieusement dans le judaïsme et le paganisme cette lumière captive. Alors Christus lui-même descendit sur la terre sous une forme corporelle apparente, et par son enseignement, par sa vertu attractive, il commença la délivrance ; mais déjà ses apôtres défiguraient sa doctrine. C’est Mani qui devait venir comme une incarnation définitive du Saint-Esprit pour révéler le mystère du monde et la voie sûre de la rédemption. Il y avait plusieurs degrés d’affiliation à la secte. Les élus seuls possédaient la connaissance complète du grand mystère et ne le révélaient que sous la forme de l’allégorie aux simples auditeurs. Ceux-ci devaient à l’intercession des élus et à certains rites prescrits par eux de participer sans perdre leur âme aux plaisirs et aux affaires de ce monde. Les élus au contraire menaient la vie la plus austère et ne se nourrissaient guère que d’olives. On reconnaîtra dans cette très rapide esquisse le caractère essentiel de cette doctrine, qui joignait l’idéalisme mystique le plus exalté à un naturalisme encore tout païen. C’est ce qui explique son prestige et sa propagation rapide à l’époque où l’ancien monde flottait encore indécis entre le christianisme et le paganisme.