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en retirant aux clergés une de leurs prérogatives que l’état assurerait le mieux leur liberté réciproque, c’est par la sécularisation des registres de l’état civil et l’introduction du mariage civil. Cette double invention de la révolution française, ailleurs tant attaquée par les conservateurs catholiques et protestans, serait en Russie pour eux comme pour tous l’une des meilleures garanties. Là, comme partout, cette réforme rencontre des obstacles dans les préventions religieuses de ceux même qui seraient le plus intéressés à la voir adoptée. Le gouvernement va en faire l’essai pour les raskolniks, qui n’ont point de ministres reconnus. La sécularisation de l’état civil sera bientôt appliquée aux confessions étrangères, comme elle l’est déjà aux cultes non chrétiens. L’état des mœurs et de l’instruction, la piété et les préjugés du peuple, ne permettront pas de longtemps d’introduire la même mesure dans le culte où elle serait le plus efficace, dans l’orthodoxie officielle. Tout ce qu’on peut demander, c’est qu’aucune église ne soit plus admise à exercer des répétitions d’âmes à l’aide de l’inscription sur ses registres. D’autres réformes devront accompagner, ou précéder celle de l’état civil : c’est d’abord l’abrogation de toute loi qui des pratiques religieuses semble faire une obligation légale ; c’est l’abolition des listes de confession et de communion, et surtout des tableaux officiels des conversions orthodoxes. La législation religieuse est peut-être le domaine par où l’esprit moderne a le moins pénétré en Russie, c’est toujours celui où il a été apporté le moins de changement. Le but du gouvernement et des patriotes doit être de mettre l’église nationale en état de supporter la double concurrence des sectes intérieures et des cultes étrangers. L’intérêt de l’orthodoxie et celui des confessions dissidentes sont moins en opposition qu’ils ne le semblent : l’indépendance de l’une ne peut croître qu’avec l’émancipation des autres. Pour les droits de la conscience, les différens cultes sont malgré eux plus ou moins solidaires, comme les libertés religieuses le sont des libertés politiques. Là est le point qu’il ne faut pas perdre de vue. Les relations de l’église et de l’état ne peuvent se soustraire séparément à la loi qui régit la constitution russe ; appuyées sur l’autocratie et la nationalité, elles ne se doivent modifier qu’avec l’ordre de choses d’où elles proviennent. C’est du progrès de l’esprit public que les cultes dissidens, comme l’église nationale, doivent attendre le développement de leurs garanties. En Russie comme partout, il est chimérique de rêver une liberté religieuse isolée des libertés civiles, et dans un pays où l’esprit national est en étroite liaison avec un culte et en défiance avec d’autres, la première suit plutôt qu’elle ne précède.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.