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anglicane. En Russie, il y a beaucoup d’hommes épris de l’unité religieuse, ou mieux de l’unité de la forme et du culte religieux comme de l’unité politique. Il leur en coûte d’autant plus de renoncer à leur idéal qu’en toutes choses le génie russe, le génie grand-russien, a jusqu’ici tendu vers la centralisation, l’absorption, l’unification. Ailleurs aussi l’unité spirituelle a été le rêve de plus d’un grand esprit, de plus d’un grand peuple ; il est douteux qu’elle ait jamais beaucoup profité aux nations qui l’ont conquise ou gardée. L’unité dégénère souvent en uniformité, et le calme qui succède au flot des opinions aboutit aisément à la stagnation. Le pays de l’Europe qui s’est montré le plus fidèle à ce culte de l’unité absolue, l’Espagne, n’a pas à se féliciter des sacrifices qu’il lui a coûtés. Si, comme on le dit souvent aujourd’hui, les peuples protestans ont sur les autres un avantage, c’est en grande partie que chez eux la variété l’emporte sur l’unité, et que par la diversité des croyances et la multiplicité des points de vue l’esprit est mieux préparé à la liberté politique ou à l’indépendance intellectuelle. En Russie même, cette unité religieuse dont les Grands-Russes ont si longtemps joui a peut-être été pour quelque chose dans le manque de personnalité ou d’originalité, dans le manque de fécondité qui leur a été si souvent reproché. Si l’unité religieuse a du prix, c’est au moins quand elle est réelle ; or depuis sa grande expansion territoriale et depuis le schisme intérieur de son église, cette unité n’est plus en Russie qu’une apparence ou une fiction légale. La Russie actuelle est trop vaste, elle touche à trop de climats et s’étend sur trop de races pour ne contenir qu’une religion. La multiplicité s’est introduite chez elle, le plus sage serait de reconnaître le fait, et, ayant perdu le bénéfice de l’unité, de recueillir pour l’intelligence et la moralité, pour l’état et la religion elle-même, le profit de la variété. Il ne s’agit que de mettre fin dans le domaine religieux au règne des apparences, au système d’illusion et au culte des dehors, qui ne trompent plus que les plus intéressés à tout savoir. L’église nationale y gagnerait en profondeur plus qu’elle n’y perdrait en superficie ; le principal avantage serait probablement pour elle. Au prix de quelques défections dont la plupart ne lui enlèveraient que des âmes qui ne lui appartiennent réellement point, l’orthodoxie officielle trouverait dans l’émulation et la lutte : un stimulant qui ne peut lui venir d’ailleurs. Notre histoire religieuse offre à cet égard un enseignement. C’est au temps où le protestantisme a été chez nous le plus libre et le plus florissant, au XVIIe siècle, que l’église catholique de France a jeté le plus vif et le plus pur éclat ; c’est après la révocation de l’édit de Nantes, lorsqu’elle s’était débarrassée des réformés et de Port-Royal, qu’a commencé sa décadence morale et intellectuelle du XVIIIe siècle. Pour une église plus encore que pour un parti politique, c’est une