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qu’un chien et plus de cœur que beaucoup d’hommes, aussi j’ai soin de Brillant. Je tâte ses jambes, j’examine ses sabots, je retourne sa couverture pour m’assurer qu’elle est nette et digne de lui. Après avoir vaqué aux soins matériels, nous procédons aux épanchemens de l’âme. J’ai eu mes chagrins comme tout le monde, et toujours j’ai été consolée par l’affection de mon cheval. Sa belle figure grave et honnête prend naturellement l’expression de la sympathie sans l’ombre de curiosité impertinente. Avec sa vigueur, ses élans généreux, son mutisme, sa fidélité, ses qualités d’instinct, qui échappent au contrôle du raisonnement, il m’offre le type du véritable ami. Bien des larmes ont coulé sur ses naseaux, tandis que je me suspendais à lui des deux bras, comme un enfant à sa nourrice, et je vous jure qu’il me ruminait à l’oreille des conseils et des remontrances… »

Hélas ! elle a besoin de tous les deux. Grâce à l’intimité rapidement établie par un pique-nique à Richmond et une après-midi où le slang règne en maître aux courses de Hampton, Lovell a trouvé moyen de pénétrer chez tante Déborah ; il est devenu l’habitué de la maison, escortant miss Kate au parc, penché derrière elle à l’Opéra, assidu enfin comme pourrait l’être un amoureux en titre ; on les a vus tous les quatre, Kate, lady Scapegrace, John et le capitaine, dîner dans un restaurant de Greenwich-Park et ensuite au Vauxhall[1], où, au milieu des excentricités du bal public, lady Scapegrace a le plaisir de rencontrer son époux, sir Guy, entraîné dans la valse échevelée d’une lorette parisienne, ce qui nous prouverait, si c’était nécessaire, que le grand monde britannique a ses scandales. Heureusement la saison de Londres est terminée. Chacun se disperse, ceux-ci pour les meetings de courses en province, ceux-là pour des tournées de visites, les uns vont en yacht pêcher sur les côtes de Norvège ; si les autres tardent encore de quelques jours, c’est qu’il leur faut rassembler pour une plus longue expédition, le Kamchatka ou les Montagnes-Rocheuses, ces mille accessoires, depuis le revolver jusqu’au parapluie, qu’un Anglais sait faire tenir dans le plus petit espace possible. Kate Coventry part pour le château de Dangerfield, qui appartient à l’une de ses parentes, lady Horsingham. Elle part le cœur serré, car elle laisse derrière elle Frank Lovell, dont lady Scapegrace lui a dit beaucoup de mal, assurant ainsi son succès.

Whyte Melville a un talent particulier pour décrire certains vieux manoirs bâtis sans grande prétention à l’architecture ni à l’élégance, où tout le monde se tient d’habitude dans la grande

  1. Au Vauxhall comme à Cremorn-Garden, les chercheurs de plaisir trouvent un cirque, des histrions de toute sorte, des danses, des feux d’artifice, et la plus mauvaise compagnie.