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la situation de l’Orient, de la Turquie par exemple, où jusqu’à ces derniers temps la religion tenait lieu de nationalité, ou mieux en était le premier signe. Cette tradition orientale, qui dans l’Europe moderne semble un anachronisme, a malheureusement dans la sainte Russie des fondemens historiques qui la font encore durer. C’est l’orthodoxie grecque qui a fondu dans un peuple les différens élémens ethniques d’où est sortie la nation russe. La Moscovie n’a rencontré de religions différentes que parmi ses ennemis d’Europe et d’Asie. Il y a là pour la cohésion de l’empire, il y a là surtout pour son développement libéral un sérieux obstacle. La religion prise comme fondement national assure mal l’unité du pays qu’on fait reposer sur elle ; employée comme instrument de nationalisation, elle rend plus difficile la réconciliation des contrées attachées à d’autres cultes. En la devant précéder, l’assimilation religieuse risque de retarder l’assimilation politique. Aux provinces de culte dissident, la russification n’apparaît qu’au bout de l’apostasie ; aux Russes enclins à sortir du giron orthodoxe, la patrie semble enjoindre de se dénationaliser.

Les désignations officielles accusent nettement cette position des cultes hétérodoxes vis-à-vis du culte dominant. Dans la langue gouvernementale, les confessions non orthodoxes sont appelées confessions étrangères (inostrannyia ispovedaniia). Une telle expression met pour ainsi dire en suspicion devant le patriotisme russe plus d’un quart des sujets russes. L’empire a d’autant plus d’intérêt à l’abandon d’une pareille désignation qu’historiquement elle est plus fondée. Les cultes sans lien avec l’orthodoxie ne se rencontrent en effet que dans les provinces d’origine étrangère, ou demeurées longtemps sous la domination de l’étranger. Nous ne parlons pas ici des sectaires en révolte contre l’église nationale et légalement encore comptés comme lui appartenant. Du nord au sud, les cultes dissidens forment aux flancs de la Russie orthodoxe deux bandes d’une largeur variable, le plus souvent en concordance avec les limites ethnologiques. De l’ouest du golfe de Bothnie à la frontière autrichienne, ce sont les protestans, les catholiques et les juifs ; à l’est, le long de l’Oural, du Volga et du Caucase, ce sont des musulmans mêlés de quelques païens. En dehors même de la Sibérie et du Turkestan, ces cultes dissidens comptent environ 20 millions d’adhérens, dont la moitié dans la Russie proprement dite. Chacune de ces religions étrangères a des régions où elle domine : le protestantisme en Finlande et dans les trois provinces baltiques, le catholicisme dans le royaume de Pologne et les deux provinces lithuaniennes de Kovno et de Vilna, les arméniens au sud de la Transcaucasie, les mahométans dans plusieurs districts de l’Oural et de la Crimée, les