Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/327

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui donnent quelquefois le change pendant un certain temps, mais dont aucune ne connaît la durée et qui laissent toutes subsister l’égoïsme des amans. L’amour véritable se reconnaît à deux signes authentiques, la constance et l’oubli de soi. Lorsque l’âme a trouvé sa semblable, la révélation d’aucune erreur n’étant possible, l’amour ne peut prendre fin, et l’âme s’absorbe et se confond en cette semblable au point de ne pouvoir démêler sa vie propre de la sienne. Voulez-vous savoir à quel point l’amour porte l’âme hors d’elle-même, allez au pays de Forez consulter la fontaine de la Vérité d’amour. Lorsqu’un amant veut savoir s’il est aimé, il va se mirer dans la fontaine, et la première image qu’il y voit n’est pas la sienne, c’est celle de la personne qu’il aime, ce qui s’explique, puisque l’âme de l’amant est changée par l’amour en l’âme de celle qu’il aime. Ainsi Clidamant en se regardant dans la fontaine y voit Silvie, parce que son âme est changée en Silvie, et n’est plus en lui par conséquent, mais il ne s’y voit pas parce que Silvie n’est pas changée en Clidamant. L’amour véritable est celui de Céladon pour Astrée, parce que sa soumission profonde indique que le don de soi et l’oubli de soi sont aussi complets que possible ; il veut ce que veut Astrée, parce qu’il n’a de vie que par elle, il ne se dispense pas d’aimer à cause de ses rigueurs pas plus que le chrétien ne se dispense d’implorer Dieu parce qu’il éprouve sa sévérité, ou qu’il ne sent pas en lui la grâce divine. L’amour n’est donc qu’obéissance et abandon de soi, et nous voilà tout doucement poussés vers la doctrine quiétiste de l’absorption de l’âme en la substance de l’être aimé.

En somme, l’amour parfait tel que d’Urfé le représente en Céladon ressemble singulièrement à une dévotion ; aussi n’est-on point surpris d’apprendre que parmi les si nombreuses actions qu’exerça son influence, une des plus immédiates fut la création du roman dévot. Les bouquets de fleurs mêlées que lia en bottes si énormes le bon Camus, évêque de Belley, pour l’agrément des âmes dévotes, ont été cueillis dans les prés des bergers de l’Astrée bien plutôt que dans ces jardins du Saint-Esprit d’où saint François de Sales lira la matière de ses bouquets spirituels, composés à l’instar de la bouquetière Glycera. Nous avons sur ce point le témoignage formel de l’évêque Camus ; il nous apprend que ce fut sur le conseil même d’Honoré d’Urfé qu’il ouvrit les écluses de cette abondance que trois cents volumes ne suffirent pas à tarir.

Quant à toutes ces variétés, soit moins parfaites, soit même défectueuses de l’amour, avec quelle vigueur et quelle souplesse à la fois d’Urfé a su les saisir et les peindre, imitant avec une adresse souvent incomparable le tour propre à chacune d’elles, subtil avec