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de l’auteur. Cette pensée est bien toujours la même qu’il laissait transparaître dans la première partie, le règne nécessaire d’Astrée, c’est-à-dire de la justice appuyée sur les lois. Ici d’Urfé, parle à voix basse presque comme Richelieu va parler tout à l’heure à haute voix. Le règne d’Astrée a pu être arrêté, il peut être entravé encore, il ne peut-être empêché ; Céladon finira par se rapprocher de sa déesse, le berger n’en est pas à se rebuter pour quelques lenteurs de plus ou de moins. De fait l’Astrée, tant par son long succès que par la substance de sa doctrine et surtout par la manière rusée dont d’Urfé la présenta, fut un des plus admirables instrumens de l’établissement de l’ordre monarchique. Un instrument d’ordre monarchique ! certes ce n’était pas précisément ainsi que l’entendaient ses contemporains, car plus d’un seigneur et plus d’une héroïne parmi ceux et celles qui s’en laissèrent charmer n’avaient aucune répugnance à la guerre civile et à la révolte. Aussi est-il probable que, si d’Urfé leur eût prêché l’obéissance aussi ouvertement qu’il leur prêchait l’amour et la vie honnête, son livre n’aurait jamais obtenu un aussi long succès sur cet ombrageux et altier public ; mais l’auteur savait son monde, et c’est par l’amour qu’il les conquit à l’ordre. Tout fut gagné quand il eut réussi à leur prouver que la fidélité est une grâce, la constance une bravoure, et que la politesse exclut violence et orgueil. S’ils ne tenaient pas à être sujets fidèles, ils tenaient passionnément à être gracieux, braves et polis, et, en voulant n’être qu’aimables, ils apprirent à être soumis. Une vertu les fit glisser dans une autre, et, si tout à l’heure Louis XIV va trouver dans sa noblesse tant de serviteurs respectueux et dévoués, il les devra en partie au doux traquenard où d’Urfé sut si adroitement prendre les cœurs. D’ailleurs, lorsque le règne d’un livre est aussi long, il a le temps de changer les dispositions morales d’une société ; c’est ce qui arriva pour l’Astrée : au bout de trente ans, le roman avait acquis l’autorité d’une doctrine d’orthodoxie sociale, et cette orthodoxie avait créé son église, qui s’appela l’hôtel de Rambouillet, avait engendré ses docteurs de la loi, ses scribes commentateurs, ses prophétesses enthousiastes. Il n’y a pas de livre chez aucune nation qui démontre d’une manière plus certaine l’influence de la littérature sur les mœurs, car il n’y en a pas dont on suive aussi bien à découvert l’action et l’influence.

Cette doctrine de l’amour, dont d’Urfé donna leçon à ses contemporains, est très particulière et n’a pas été encore, que nous sachions, démêlée selon son importance. l’Astrée est un livre infiniment curieux en ce qu’il est la jonction de deux grands courans de doctrines, l’un descendant et ? à sa fin, l’autre montant et encore près de sa source. Là se trouvent condensés trois siècles de culture platonicienne combinés