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rapport avec le sien. Les mœurs religieuses ne s’y pourront transformer qu’avec les mœurs politiques.

Ce qui est désirable, ce qui est réalisable dans le gouvernement de l’église de Russie, ce n’est pas l’abrogation des institutions existantes, c’en est l’élargissement progressif de manière qu’elles restent en harmonie avec les besoins spirituels aussi bien qu’avec les institutions civiles. En gardant la surveillance de l’administration de l’église, l’état se devrait également interdire d’user du pouvoir séculier dans un intérêt ecclésiastique et d’employer le clergé dans un intérêt temporel. Selon l’expression d’un des esprits les plus distingués de l’orthodoxie russe, « la foi ne doit pas être subordonnée au but extérieur et étranger d’un étroit conservatisme officiel. Il n’est pas bon que l’église soit chargée de bénir et de consacrer tout ce qui dans l’ordre politique existe à un moment donné[1]. » L’intérêt de la religion demande que l’intervention de l’état dans les affaires ecclésiastiques soit réglée et contenue ; l’intérêt de l’église et celui du pays s’opposent à ce que dans la situation présente l’état abdique toute influence dans l’église. L’abandon prématuré de l’église russe à elle-même la livrerait à l’ignorance et à la routine. Ici encore se rencontrent des préjugés qui ne s’expliquent que par le manque de connaissance des faits. Dans l’opinion vulgaire, la principale cause de l’engourdissement supposé de l’église russe est sa dépendance du pouvoir civil : c’est là ce qui la glace et la pétrifie. L’observateur attentif aboutit à de tout autres conclusions ; pour lui, la plupart des progrès, la plupart des réformes de l’église de Russie, ont été dus à l’initiative de l’état. Ce n’est point que l’église orthodoxe soit un corps inerte privé de tout principe de vie, c’est que sa vie est enfermée dans la religion et la piété, c’est que l’esprit ecclésiastique est généralement conservateur, stationnaire, et que, pour l’amener à des réformes aux heures même où comme dans la Russie actuelle les réformes sont le plus urgentes, il faut le plus souvent des influences extérieures, laïques. Chez les Russes, l’initiative est pour une double raison presque toujours partie d’en haut, du trône ; l’une est que l’histoire a mis tous les pouvoirs dans les mains du gouvernement, l’autre, que, grâce au contact avec l’Occident, il s’est trouvé depuis deux ou trois siècles plus éclairé que la nation. Cette loi historique, que peut seul abroger le développement interne de la civilisation, s’est imposée à l’église comme au peuple. Depuis l’abolition du servage, la réforme ecclésiastique est devenue l’un des principaux soucis du gouvernement. L’église et le clergé ont leur place naturelle dans la grande œuvre du renouvellement populaire ; l’intérêt de l’état est de les mettre au plus vite en mesure de l’occuper.

  1. Samarine, Introduction aux œuvres de Khamiakof.