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une, comme si le temps leur avait manqué pour un plus complet envahissement, comme si elles s’avançaient timidement, incertaines de leur sécurité. Autrement abondante et vigoureuse est cette végétation quand elle se sent en quelque sorte sûre de la solitude, et qu’elle n’a pas à craindre le réveil d’une vigilance assoupie, ni le retour d’un maître absent. En toute réalité, ces lieux ont pris l’image de leur fortune actuelle, ils portent la physionomie du délaissement, non celle de l’abandon sans retour, ils sont sans protecteurs, non sans maîtres. Hier ils appartenaient à M. le duc de Cadore, aujourd’hui à un riche banquier de Saint-Etienne, M. Verdelin, et ils semblent toujours espérer qu’une bienveillance éclairée saura reconnaître leur beauté sous l’étiolement qui l’efface, et les relèvera de la consomption qui lentement les mine.

Ces lieux sont faits à l’image de leur fortune actuelle, dis-je, et j’ajouterai qu’ils sont le symbole parlant de la fortune qu’a subie la renommée du plus illustre de ceux qui habitèrent cette noble demeure. Comme eux, l’auteur de l’Astrée souffre de l’indifférence, et sa célébrité, autrefois si grande, s’étiole dans la solitude des bibliothèques. Son génie conserve encore une demi-existence, son œuvre, qui enchanta tant de générations de grands et beaux esprits, a prolongé encore jusqu’à nous les dernières clartés de son crépuscule ; de même que ce château de La Bâtie n’est pas encore tombé à l’état de monument historique pur et simple. Honoré d’Urfé est encore mieux qu’un nom à placer à sa date dans la nomenclature d’une histoire littéraire, ou à inscrire à son numéro d’ordre dans un dictionnaire biographique ; mais rares sont aujourd’hui les curieux qui hasardent une excursion au travers de ses pages abondantes. Le temps manque, le siècle a d’autres soucis que ceux de la délicatesse des sentimens, et ce beau miroir d’amour et d’honnêteté, où si peu ont la fantaisie de venir se regarder, se ternit dans l’ombre. Pendant que j’étais à La Bâtie, j’ai vu poser les premières assises d’une féculerie que le propriétaire actuel se propose d’établir en ces lieux, et décharger dans les caves placées sous la merveilleuse chapelle du château les provisions de pommes de terre destinées à alimenter ladite féculerie. Le hasard a vraiment des traits de génie que tout l’esprit du monde ne rencontrerait pas ; cette féculerie, qui s’élève contre la demeure du père de l’Astrée comme une ironie agressive et peu voilée, n’est-ce pas toute notre époque en miniature ? Certainement on n’a pas eu l’intention de faire une épigramme, mais on l’aurait cherchée qu’on n’aurait pu la faire meilleure, et j’ajouterai plus délicate et plus gracieuse. N’est-ce pas comme si le génie du présent voulait dire au génie de ces lieux : « Voilà l’objet de nos modernes préoccupations, nous sommes obligés de tout utiliser, et c’est