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rien d’étonnant à ce que l’imagination eût accompli ici son rôle ordinaire, qui est d’exalter les forces de la vie et d’en sécher peu à peu la source. Ce qui est certain, c’est qu’on voit tout à coup s’abattre comme deux fléaux destructeurs sur cette famille l’impuissance charnelle et la dévotion. Le mariage d’Anne d’Urfé, frère d’Honoré, avec sa parente la belle Diane de Châteaumorand, fut un des scandales mondains de la fin du XVIe siècle. La dame, qui paraît avoir été d’un caractère aussi peu endurant que bizarre, obtint divorce en cour de Rome pour cause d’impuissance et de froideur naturelle de son mari, et Anne entra dans les ordres. Son frère Honoré, qui était depuis longtemps amoureux de sa belle-sœur, l’épousa avec dispense du pape ; mais, pas plus que son aîné, il ne trouva le bonheur dans ce mariage, et, rebuté d’une couche que sa femme transformait en chenil (parmi d’autres excentricités, elle aimait à s’entourer de lévriers qui ne la quittaient même pas au lit), il se sépara d’elle au bout de quelques années et mourut sans postérité. Un troisième frère, Antoine, évêque de Saint-Flour, fut tué les armes à la main pendant les guerres de la ligue. Le titre héréditaire des d’Urfé passa à un quatrième frère, Jacques[1], et ce seigneur, qui vécut plus que centenaire, eut le temps de voir s’éteindre sa famille après l’avoir vue refleurir comme par miracle, car le phénomène des flambeaux dont la flamme ne monte jamais plus haut que lorsqu’elle est près de s’éteindre se présente maintes fois à ces fins de races, et la nature semble aimer à masquer d’une fertilité trompeuse une imminente stérilité. Son fils Emmanuel eut six garçons, un seul se trouva propre au mariage, et il mourut sans enfans ; les autres entrèrent dans les ordres, où ils furent tous remarquables par leur piété fervente. L’aîné, Louis, mourut évêque de Limoges, où il laissa un souvenir de vertus dont il subsistait encore une ombre légère à l’époque où celui qui écrit ces lignes était enfant. Ainsi cette famille disparut en bloc et, d’un seul coup, au moment même où l’on pouvait croire à une longue perpétuation, avant la fin du XVIIe siècle. Une des sœurs fit passer par mariage les titres des d’Urfé dans une branche des Larochefoucauld, et c’est ainsi qu’on voit ce nom figurer encore quelquefois dans notre histoire du XVIIIe siècle jusqu’à la révolution française.

A son premier voyage à Paris, Casanova, continuant les débuts de cette carrière d’incomparables, aventurier qu’il avait si adroitement commencée à Venise en disant longtemps la bonne aventure au sénateur Bragadini par le moyen des chiffres disposés en

  1. Jacques était le second des frères par ordre de primogéniture, et Honoré n’était que le cinquième.