Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Aux dernières nouvelles, la Kachgarie était tranquille. On veut que de grands dangers la menacent encore du côté de la Chine. Avec la patiente obstination qui le caractérise, le gouvernement de Pékin écrasera peut-être les Tounganes insoumis, comme il a déjà triomphé des mahométans du Yunnan et des Toufehs du Szechuen. Alors, dit-on ; il tournera toutes ses forces contre l’émir du Turkestan. Ceux qui s’inquiètent de cet avenir oublient que la situation n’est pas la même. Outre que Yacoub s’est assuré la bienveillance de l’Angleterre et de la Russie, il convient d’observer que les mahométans étaient en minorité dans ces provinces de la Chine. S’ils se sont maintenus indépendans pendant plusieurs années, c’est qu’ils avaient affaire à un empire désorganisé par la guerre étrangère. Noyés dans une population bouddhiste plus nombreuse qu’eux, ils devaient succomber à la longue. A l’ouest d’Aksou, la population tout entière appartient à l’islamisme et est d’origine turque comme ses maîtres actuels. Il y a communauté de race et de religion entre le souverain et les sujets, entre le conquérant et le peuple conquis, ou plutôt la conquête a été une guerre de délivrance. Aussi paraît-il probable que le jeune royaume survivra à son heureux fondateur, ce qui serait un avantage au point de vue européen, puisqu’il en résulterait une barrière entre l’Angleterre et la Russie.

Il n’est pas hors de propos de constater que le khan de Kachgar aura d’autant plus de chances en sa faveur qu’il se montrera plus hospitalier envers les Européens ; le rigorisme étroit des émirs de Bokhara lui serait mortel. N’est-ce pas par là qu’ils ont péri ? Yacoub sera-t-il tolérant comme le sultan de Constantinople et comme le shah de Perse ? Personnellement on le dit fanatique, ou du moins il l’était au début de sa carrière. Il a subi dans sa jeunesse l’influence des écoles de la Transoxiane ; l’un des premiers actes de son gouvernement fût de créer un caravansérail à La Mecque, d’où lui est venu un grand renom de piété parmi les nombreux pèlerins de l’Asie centrale ; mais il est, dit-on, entouré d’hommes plus accessibles aux idées modernes. Ses ambassadeurs lui auront rapporté que le sultan, le chef suprême de l’islamisme, ne répugne pas à entretenir des relations amicales avec les infidèles ; Ayant eu jadis les Russes pour adversaires, il ne peut ignorer quelle est la puissance des armes modernes. Il a maintenant dans sa capitale deux envoyés européens, l’un du tsar et l’autre de la reine Victoria, dont il saura sans doute balancer les prétentions contraires avec l’adresse qu’on se plaît à lui attribuer. Tout porte donc à croire que l’Asie centrale compte dès à présent un nouvel empire ; il est malaisé de prévoir quelle influence ce grand changement exercera sur les contrées d’alentour.


H. BLERZY.