Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 3.djvu/282

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

gouvernement indigène ; le pouvoir appartient en fait aux deux ambassadeurs chinois qui résident à Lhassa. Ceux-ci nomment ou révoquent roi, ministres ou mandarins, décident toutes les affaires et sont en définitive les vrais maîtres. Cette suzeraineté étrangère se maintient au reste plutôt par l’habileté que par la force. Il n’y a pas quatre mille soldats chinois dans le Thibet ; encore sont-ils disséminés depuis le Szechuen jusqu’au Népaul. C’est que la diplomatie chinoise, qui est d’une finesse surprenante, a recours à la ruse plus volontiers qu’à la violence. On a déjà vu que la capitale du Yunnan musulman a été reprise par trahison ; nous aurons encore occasion plus tard de citer d’autres exemples de cette adresse dans les affaires politiques.

La suprématie chinoise s’étend même au-delà du Thibet jusque sur le versant méridional de l’Himalaya. Lorsque les Anglais, en 1865, châtièrent les habitans du Bhotan, qui avaient commis des déprédations dans les provinces limitrophes du Bengale, le roi de Lhassa, avec l’assentiment de la cour de Pékin, envoya des secours à ces montagnards d’origine thibétaine ; bien plus, le royaume de Népaul se reconnaît vassal du Céleste-Empire. La population du Népaul, moitié thibétaine et moitié hindoue, occupe au milieu des montagnes une contrée fertile et salubre, que les Anglais ont quelque raison d’envier. Faute d’occasion sans doute, lord Dalhousie négligea de s’annexer ce beau territoire, qui fournit cependant à l’armée indigène du Bengale un fort contingent d’excellens engagés volontaires. Le souverain actuel de ce petit état, Jung-Bahadour, mit son armée au service de la Grande-Bretagne lors de l’insurrection de 1857. On prétend, il est vrai, que ces braves auxiliaires, arrivés dans l’Oude trop tard pour prendre part aux combats, s’en retournèrent chez eux chargés du butin qu’ils avaient pillé. Que ce soit exact ou non, leur chef reçut une récompense magnifique, la grand’croix de l’ordre du Bain, que l’on ne décerne qu’à des souverains ou aux hommes d’état les plus éminens. Il est traité comme un monarque indépendant par le vice-roi, qui entretient un résident à Katmandou, sa capitale, et cependant Jung-Bahadour paie tribut à l’empereur de la Chine, ce qui doit étonner d’autant plus que la crête de l’Himalaya, fort élevée dans le Népaul, ne se peut franchir que par des cols qui sont inaccessibles une partie de l’année.

Cette situation remonte assez loin. En 1790, une peuplade hindoue, les Gourkas, après avoir soumis les Mogols aborigènes du Népaul, s’avança dans le Thibet, ravageant et pillant sur son passage. Les lamas implorèrent l’aide des Chinois, qui arrivèrent avec une nombreuse armée, repoussèrent les Gourkas jusqu’à Katmandou, et leur imposèrent un traité de paix dont l’une des conditions était d’envoyer tous les cinq ans une ambassade et un tribut à Pékin.