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plus grand que moi, et, si chétif que je sois, j’ai marqué les bornes de ton pouvoir ! Tu n’enfanteras pas un dieu, tu ne peux engendrer que pour la mort ! »

Car sur ta route en vain l’âge à l’âge, succède :
Les tombes, les berceaux ont beau s’accumuler,
L’idéal qui te fuit, l’idéal qui t’obsède
A l’infini pour reculer.


Tous ces anathèmes viennent se concentrer dans le dernier poème, le cri où éclate le sentiment de détresse dont cette âme est pleine. C’est comme la dernière note d’un naufragé. C’en est un en effet. Le poète se compare au passager qui voit s’entr’ouvrir le pont du navire et qui, à perte de vue, n’aperçoit que la mer immense se soulevant pour l’engloutir. Il redresse son front au-dessus du flot qui le couvre, et pousse au large un dernier cri. Comme ce voyageur, le poète sent le gouffre sous ses pieds, sur sa tête la foudre. Autour de lui, les ondes et les cieux luttent d’acharnement, de bruit, d’obscurité. Ce navire perdu, c’est la nef humaine qui court à travers les abîmes sans boussole et démâtée.

Mais ce sont d’autres flots, c’est un bien autre orage,
Qui livre des combats dans les airs ténébreux ;
La mer est plus profonde, et surtout le naufrage
Plus complet et plus désastreux.
……………..
L’équipage affolé manœuvre en vain dans l’ombre ;
L’Épouvante est à bord, le Désespoir, le Deuil ;
Assise au gouvernail, la Fatalité sombre.
Le dirige vers un écueil.
Moi que sans mon aveu l’aveugle Destinée
Embarque sur l’étrange et frêle bâtiment,
Je ne veux pas non plus, muette et résignée,
Subir mon engloutissement.
……………..
Afin qu’elle éclatât d’un jet plus énergique ;
J’ai dans ma résistance à l’assaut des flots noirs
De tous les cœurs en moi, comme en un centre unique,
Rassemblé tous les désespoirs.
Qu’ils vibrent donc si fort, mes accens intrépides,
Que ces mêmes cieux sourds en tressaillent surpris ;
Les airs n’ont pas besoin, ni les vagues stupides,
Pour frissonner, d’avoir compris.
Ah ! c’est un cri sacré que tout cri d’agonie.
Il proteste, il accuse au moment d’expirer.
Eh bien ! ce cri d’angoisse et d’horreur infinie,
Je l’ai jeté je puis sombrer !