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n’injurie ainsi que ce qu’on est habitué à craindre et ce qu’on redoute encore.

Lisons ensemble quelques vers de ce Prométhée qui a su être original même après celui de Byron, celui de Shelley, celui de Goethe. C’est un des sujets favoris de la poésie moderne et l’un de ceux qui se prêtent le mieux à l’inspiration philosophique. Byron, dans le transparent symbole qu’il emprunte au vieil Eschyle, montre l’homme en lutte avec la destinée, rompant cette trame artificielle du sort dans laquelle les faibles seuls restent captifs. Goethe crée un Prométhée spinoziste, s’écriant qu’il est le maître même de la nature par son activité, et qu’en dehors de la nature et de l’homme il ne pourrait y avoir que des pouvoirs vassaux du destin, ce qui les placerait au-dessous de l’homme. Le drame de Shelley, c’est la délivrance du prisonnier de Jupiter par l’avènement d’une foi nouvelle, la foi à la puissance de la nature, la seule divinité ; il célèbre la chute des idoles, la ruine des vieilles tyrannies qui tombent devant la science. C’est évidemment de la pensée de Shelley que se rapproche le hardi Prométhée de Mme Ackermann. La pièce s’ouvre par des imprécations :

Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile
L’ennemi terrassé que tu sais impuissant ;
Écraser n’est pas vaincre, et ta foudre inutile
S’éteindra dans mon sang.


Quel est son crime ? Il a voulu relever l’homme, jeter l’étincelle de la pensée dans l’obscur limon dont cette pauvre et tremblante créature était pétrie ; il a tenté de le faire croire à des dieux clémens, il a voulu inaugurer une ère d’amour sur cette terre cruelle, abreuvée de sang :

O mes désirs trompés ! o songe évanoui !
Des splendeurs d’un tel rêve encor l’œil ébloui,
Me retrouver devant l’iniquité céleste,
Devant un dieu jaloux qui frappe et qui déteste,
Et dans mon désespoir me dire avec horreur :
« Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! »


Mais la vengeance est là qui s’apprête. Un esprit de révolte, descendu de ce rocher expiatoire, va transformer la terre. Le vieux captif du Caucase a choisi son héritier. Déjà grâce à lui, la raison s’est affermie, le doute va naître. Bientôt les mortels s’enhardiront au point de citer le tyran divin à leur tribunal. « Pourquoi nos maux ? s’écrieront-ils ; pourquoi le caprice et la haine d’un dieu ? » Et alors s’élèvera contre ce dieu un juge, la conscience humaine ;