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séparer de celles de l’homme qui est dans chaque savant. « Quand on s’embarque à bord d’un navire, il y faut mettre les deux pieds, on ne peut en laisser un sur la terre ferme. En quelque lieu qu’il nous conduise, il faut l’y suivre ; en quelque lieu qu’il nous débarque, il faut tenter d’y vivre. La conception du monde et de notre place dans le monde, telle qu’elle a été présentée par M. Darwin et plus vigoureusement définie par quelques-uns de ses successeurs, ne touche pas seulement aux intérêts de la science, elle va droit au cœur, et doit devenir pour tout homme aux yeux de qui la vérité, soit scientifique, soit religieuse, est sacrée, une question de vie et de mort dans la pleine acception du mot. » Tout est sérieux ici, tout doit l’être. Or ce qu’il faut bien comprendre, c’est que parmi les conséquences extrêmes, mais infailliblement prévues, redoutées par quelques-uns des représentans des nouvelles écoles, acceptées avec résolution par d’autres, est cette conception qui proscrit avec l’idée d’un créateur toute idée de finalité comme contraire à la science, d’où suit nécessairement qu’il faut renverser les termes du problème de la destinée, qu’il faut le poser tout autrement, si l’on n’aime pas mieux tout simplement y renoncer.

Ce qui résulte en effet des généralisations scientifiques les plus fortement liées, les plus logiques, qui ont été produites autour de nous dans ces derniers temps, c’est une idée toute nouvelle de la vie, dans laquelle une suite de phénomènes nous a introduits à une heure donnée, d’où la liaison d’autres phénomènes nous retirera demain, manifestations passagères, expressions momentanées de la force unique, universelle, inconsciente, apparitions accidentelles à la surface du temps et de l’espace infinis. Le monde n’est plus ce tout harmonieux où chaque être, le plus humble et le plus sublime, avait sa nature déterminée, sa destination spéciale, dans un ensemble de natures et de fins prévues et coordonnées par la pensée créatrice. Si l’harmonie se produit ici ou là, ce n’est pas une intention, c’est un résultat. Il ne faut plus s’abandonner à ces vagues rêveries d’autrefois, à ces songes énervans d’une philosophie sentimentale, qui aimait à se demander pourquoi l’homme avait été mis en ce monde, quelle est sa fin, ce que Dieu a voulu obtenir de lui en lui imposant la dure tâche de vivre, en vue de quelle destinée il l’éprouve, quelles espérances enfin justifient le mal lui-même et rendent la souffrance sacrée. Cet ordre de questions est à jamais fermé ! On doit exclure de la conception nouvelle ces trois idées : la finalité qui présidait à l’ensemble de l’univers et en réagissait. chaque détail, la pensée suprême qui l’expliquait, la bonté parfaite qui la faisait aimer. La nécessité règne à la place de la finalité, une nécessité mécanique selon les uns, dynamique selon les