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croyances de l’humanité, celles qui semblaient faire partie d’elle-même et de sa raison, que cette invasion formidable des doctrines naturalistes et positives, qui de toutes parts pénètrent l’esprit humain, et le dépossèdent lentement ou violemment de ses plus ultimes et de ses plus chères convictions ? On avait bien vu quelque chose d’analogue dans la crise philosophique du XVIIIe siècle ; mais, en dehors de quelques penseurs comme Diderot, qui portait déjà dans sa pensée les suggestions scientifiques du siècle suivant, ce m’était là qu’une tempête de surface, n’atteignant pas le fond de déisme et même de christianisme persistant, — crise d’incrédulité, légère ou passionnée selon les esprits, en partie provoquée par les imprudences de conduite ou les excès de pouvoir de l’église officielle, voltairianisme élégant, mode d’opposition passagère, sorte de fronde politique, quand ce n’était pas simplement une forme commode de la frivolité licencieuse se servant des doctrines nouvelles comme d’un voile pour couvrir des désordres qui n’avaient rien de philosophique. — C’est autre chose aujourd’hui. La lutte qui s’engage dans la conscience humaine est plus profonde et autrement grave. Il s’agit bien cette fois de notre destinée tout entière, mise comme enjeu suprême dans cette grande partie qui se joue autour de nous, en nous, et dans laquelle, si nous perdons, l’homme perd son dieu.

Un autre idéal de vie, une autre destinée, s’imposent à nous, si les doctrines nouvelles ont raison. Il ne faut pas s’y tromper, et toute illusion à cet égard serait une faiblesse d’esprit ou un aveuglement volontaire. Il est plus viril et plus digne de voir les choses telles qu’elles sont, et de prendre son parti en conséquence. M. Max Müller, dans des leçons récentes données avec éclat à l’Institution royale de la Grande-Bretagne, raillait ingénieusement ces personnes qui se dédoublent intellectuellement, estimant sans doute que la recherche scientifique, quelles que soient les découvertes auxquelles elle aboutit, ne doit jamais toucher les convictions morales ou religieuses. Audacieuses dans leurs idées spéculatives, timorées dans leurs croyances pratiques, quel singulier et ridicule contraste ! « Elles semblent admettre que le monde a été créé deux fois, l’une d’après Moïse, l’autre d’après Darwin. J’avoue que je ne puis adopter cette distinction artificielle, et il me prend envie de poser à ces philosophes à sang-froid la question que le paysan allemand posait à son évêque, qui, comme prince, s’amusait tout le long de la semaine, et, comme évêque, passait le dimanche en prière. : « Qu’adviendra-t-il de l’évêque, si le diable arrive et enlève le prince ? » — M. Max Müller a raison. La recherche scientifique n’est pas un simple délassement intellectuel, et les croyances du savant ne peuvent se