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l’air. Cet imbécile de Damis avait écrit des mémoires où il racontait bien des choses de cette force ; ces mémoires, véritable fatras, tombèrent, on ne sait comment entre les mains de l’impératrice Julia, femme de l’empereur Sévère, qui les fit rédiger en meilleur style par le sophiste Flavius Philostrate. La Vie d’Apollonius de Tyane par Philostrate n’est pas difficile à lire pour ceux qui ont le goût de ces billevesées ; elle a été traduite trois fois en français, d’abord par Castillon au XVIIIe siècle, par Legrand d’Aussy au commencement du nôtre, et il y a une dizaine d’années par M. Chassang. Cette dernière version, avec notes et commentaires, est de tout point excellente. M. Flaubert, pour étudier ce personnage, n’avait donc que l’embarras du choix, tant les documens abondent. Il a fort étudié Philostrate, cela va sans dire ; je crois pourtant que la scène gravement burlesque des deux histoires lui appartient en toute propriété. Philostrate n’y réclame rien.

À la fantasmagorie des sages, que couronne le miracle d’Apollonius, succède naturellement la fantasmagorie des divinités. De l’une à L’autre, le mystique philosophe de Tyane fournit la transition. Il se vante si haut de connaître tous les dieux, tous les rites, tous les symboles ! « Celui-là vaut tout l’enfer à lui seul, » s’écrie l’ascète frappé d’épouvante, et cependant, avec cette niaiserie que lui attribue l’auteur ; il cède au sentiment de curiosité éveillé dans son âme par les promesses du thaumaturge. Satan, qui est toujours là sous la figure d’Hilarion, saisit son désir au vol et aussitôt voilà le défilé des dieux qui commence. La ronde des sages, vraie ronde du sabbat, formait le quatrième acte de la sotie ; le cinquième met en branle la ronde des dieux.

Ce sont d’abord les dieux de ces âges où l’homme se distingue à peine de la nature qui l’enveloppe, dieux qui rampent, qui glissent à ras du sol sous les formes les plus infimes, feuilles, pierres, coquilles, vagues représentations d’animaux, espèces de nains hydropiques, puis des idoles antérieures au déluge, idoles informes, disloquées, dégingandées, qui craquant dans leurs jointures et se cassent les reins en marchant. « Antoine et Hilarion, dit l’auteur, s’amusent énormément ; ils se tiennent les côtes à force de rire. » Pauvre Antoine ! il ne rira pas toujours de si bon cœur. Hilarion, c’est-à-dire Satan, ne manque aucune occasion de lui signaler quelques ressemblances lointaines entre ces divinités grossières et les symboles du Dieu qu’il adore. Le vrai Antoine, dans le récit d’Athanase, n’est pas embarrassé par des argumens de ce genre, il confond les philosophes grecs qui viennent discuter avec lui en haut de sa montagne, et les renvoie aussi charmés que stupéfaits de son grand sens, car il est toujours alerte et souriant, toujours armé de force