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une phase de la vie du genre humain reflétée dans un cerveau en délire ? S’il n’y a ici que le plaisir de la mise en œuvre, je suis obligé de dire, pour ma part, que ce plaisir ne compenserait pas suffisamment l’insupportable ennui que m’infligeraient le vide et la fausseté du fond. Une seule chose me soutient, je l’ai indiquée déjà, c’est l’idée qu’il y a peut-être une philosophie sous ces visions désordonnées.

Alexandrie et les ariens, l’empereur Constantin et les pères du concile de Nicée, Nabuchodonosor, la reine de Saba, toutes les scènes destinées à représenter les tentations des sept péchés capitaux, scènes fantasques, magiques, éblouissantes, ont passé tour à tour dans la lanterne du montreur d’images. Voici maintenant un épisode d’un autre genre : Satan s’est déguisé pour s’entretenir directement avec Antoine. C’est la troisième partie. Antoine avait un disciple nommé Hilarion, qui lui était cher entre tous. Où est-il aujourd’hui ? Mort peut-être ou caché plus loin dans quelque solitude plus profonde. C’est sous la forme de ce disciple que le tentateur revient auprès de l’ascète. Les sept péchés capitaux ont causé de nombreuses défaillances au pauvre Antoine sans le faire succomber tout à fait ; Satan reprend son œuvre dans une conversation légère, ironique, perfide, qui rappelle çà et là le Méphistophélès de Goethe devisant avec Faust. Antoine a grand’peine à reconnaître le fils de son cœur dans ce discoureur équivoque. Est-ce bien Hilarion qui tient de si étranges propos ? Ce n’est là ni son accent joyeux, ni son visage souriant. Évidemment, si c’est Hilarion, il a voyagé, il a vu le monde, il a connu des maîtres et hanté des écoles que le vieux moine ne soupçonnait même pas. N’est-ce pas pour cela qu’il l’écoute, quand tout ce qu’il dit devrait lui faire horreur ? Une ardente curiosité l’a saisi, et bientôt, malgré sa foi, malgré ses œuvres, malgré tant d’années héroïquement consacrées au service du Christ, il succombe sottement aux séductions qui ont perdu le premier homme. Eritis sicut dii, scientes bonum et malum. Oh ! pénétrer jusqu’aux principes de tout ce qui est, connaître la hiérarchie des anges, la vertu des nombres, la raison des germes et des métamorphoses ! Antoine, non pas celui dont Athanase nous a peint la robuste simplicité, mais celui de M. Flaubert, a souvent ramassé toutes ses forces pour s’élancer au sommet du ciel ; toujours il est retombé sur terre. « Le secret que tu voudrais tenir, lui dit Hilarion, est gardé par des sages. Ils vivent dans un pays lointain, sous des arbres gigantesques, vêtus de blanc et calmes comme des dieux. Un air chaud les nourrit. Des léopards tout à l’entour marchent sur des gazons. Le murmure des sources avec le hennissement des licornes se mêlent à leurs voix. Tu les écouteras, et la face de l’inconnu se dévoilera ! » Perfide