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le peintre vient de représenter avec tant de détails, savez-vous quels personnages il amène ? Les moines de la Thébaïde vêtus de peaux de chèvres et armés de gourdins formidables, qui se ruent dans la ville pour tuer les ariens. Antoine, qui assiste en son cauchemar à l’horrible bataille, y est bientôt mêlé de sa personne ; il en devient même le principal acteur. On ne peut se dispenser de transcrire ici les indications du libretto : « Antoine retrouve tous ses ennemis l’un après l’autre. Il en reconnaît qu’il avait oubliés ; avant de les tuer, il les outrage ; il éventre, égorge, assomme, traîne les vieillards par la barbe, écrase les enfans, frappe les blessés. Et on se venge du luxe ; ceux qui ne savent pas lire déchirent les livres ; d’autres cassent, abîment les statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille délicatesses dont ils ignorent l’usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent. De temps à autre, ils s’arrêtent tout hors d’haleine, puis recommencent. Les habitans réfugiés dans les cours gémissent ; les femmes lèvent au ciel leurs yeux en pleurs et leurs bras nus. Pour fléchir les solitaires, elles embrassent leurs genoux ; ils les renversent, et le sang jaillit jusqu’aux plafonds, retombe en nappes le long des murs, ruisselle du tronc des cadavres décapités, emplit les aqueducs, fait par terre de larges flaques rouges. Antoine en a jusqu’aux jarrets ; il marche dedans, il en hume les gouttelettes sur ses lèvres, et tressaille de joie à le sentir contre ses membres, sous sa tunique de poil qui en est trempée. La nuit vient, l’immense clameur s’apaise, les solitaires ont disparu… » Voilà l’histoire à la façon de M. Gustave Flaubert ; c’est ainsi qu’il nous donne un tableau de l’Égypte au IVe siècle de l’ère chrétienne !

On sait bien que beaucoup d’écrivains ecclésiastiques, dès ces premiers temps de l’institution monacale, en ont signalé les périls, on sait que saint Jérôme lui-même les dénonce sans ménagemens dans ses lettres ; mais où donc M. Flaubert a-t-il vu ces hordes de moines enragés saccageant Alexandrie et exterminant les ariens ? Ne dites pas qu’il s’agit d’un cauchemar, et que l’auteur a bien le droit de traduire en visions fiévreuses les ressentimens secrets de son héros. Jusque dans ce domaine du délire, où l’imagination en effet peut réclamer ses droits, l’histoire adresse à l’auteur des objections invincibles. Nous avons des renseignemens très dignes de foi sur la personne et le caractère de saint Antoine. Son grand compagnon d’armes dans la lutte contre Arius, Athanase, a raconté sa vie. Saint Jérôme, en écrivant la biographie de saint Paul ermite, a longuement parlé de son vénérable émule, le solitaire de Colzim. De savans hommes du XVIe siècle, à Paris, à Cologne, à Bâle, ont imprimé des lettres que saint Antoine avait écrites en égyptien à des monastères de la Thébaïde, et qui, traduites en grec et en