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subtile qu’une ombre ordinaire se marque sur la terre. Accoudé contre le toit de la cabane, Satan, « comme une chauve-souris gigantesque qui allaiterait ses petits, » porte sous ses ailes les sept péchés capitaux. La seconde partie va commencer.

Assurément, si l’auteur a voulu traiter son sujet en psychologue et en poète, c’est ici qu’il doit concentrer ses efforts. A voir la paresse, la gourmandise, l’avarice, la colère, l’orgueil, l’envie, la luxure, venir aiguillonner tour à tour le vieux héros de la Thébaïde et profiter de ses défaillances, on soupçonnera sans doute ce que s’est proposé M. Gustave Flaubert. Prend-il au sérieux cette idée de tentation, ou prétend-il s’en moquer ? Croit-il avec la conscience de l’humanité que la vie est un combat, suivant la belle parole du sage romain, ou bien avec certaines écoles pense-t-il que l’homme doit se laisser vivre sans efforts et sans luttes selon la bonne loi naturelle ? N’en demandez pas tant à M. Gustave Flaubert. Il n’y a pas dans cette série de tableaux la moindre trace d’une pensée. Antoine cède d’abord, puis résiste, sans qu’on sache ni pourquoi ni comment. Il cède à de vagues mouvemens de concupiscence, il résiste grâce aux vagues mouvemens de l’habitude ; on ne le voit ni succomber ni vaincre. Rien n’est expliqué, rien ne parle, rien ne vit. Il est trop clair que l’auteur n’a cherché que des occasions de peintures fantastiques.

Ces peintures, il faut l’avouer, sont parfois d’une main vigoureuse. Si l’auteur s’inquiète peu de peindre logiquement les choses de l’esprit, il excelle à créer des images où reparaissent un instant les civilisations détruites. Quelques traits lui suffisent pour composer des machines immenses à la manière de John Martin. Voyez son tableau d’Alexandrie, les deux ports, le môle, le pont que soutiennent des colonnes de marbre plantées dans la mer, les navires à voiles passant sous les arches, autour du grand port, les constructions royales, le palais des Ptolémées, le Muséum, le Posidium, le Cæsaréum, le Soma, où est le tombeau d’Alexandre, dans les faubourgs des fabriques de verre, de parfums, de papyrus, les maisons blanches, les temples de granit aux frontons chargés d’or, les marchés pleins d’herbes, la foule dans les rues aussi bigarrée que les édifices, des prêtres d’Osiris, des soldats romains, des nègres, des femmes arrêtées au seuil des boutiques, des artisans courbés sur leur ouvrage. Tout cela est curieusement conçu et mis en œuvre avec puissance.

Ce spectacle amuserait les yeux, si le peintre ne s’avisait tout à coup de se transformer en historien. Vous regardiez non sans plaisir une gravure à l’eau-forte ; la gravure se brouille, s’efface, et une thèse historique apparaît sous l’image évanouie. Sur la scène que