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passans dans les rues pour discuter avec eux et les convaincre. Il s’est réfugié à Colzim, il s’est imposé d’effroyables pénitences, il est devenu le modèle des solitaires. Tout un peuple d’ascètes s’est formé autour de lui. Il leur a donné des règles, comme un fondateur d’empire. Peu à peu cependant tous se sont dispersés ; lui seul persiste à mener cette vie contre nature.

Pourquoi cela ? Il aurait pu servir Dieu d’une autre manière, faire partie du clergé actif, se mêler aux hommes, visiter les familles. D’ailleurs un laïque n’est pas nécessairement damné. Il n’eût tenu qu’à lui d’être grammairien, philosophe, d’étudier les sciences, d’enseigner l’astronomie, de s’entourer de nobles jeunes gens qui eussent avidement recueilli ses paroles, ou bien, si ces triomphes de l’esprit sont des pièges pour la piété, qui l’empêchait d’être soldat ? Il était robuste et hardi ; il eût pu faire campagne ; supporter de longues marches, monter à l’assaut des villes, tendre les câbles des machines qui lancent les pierres et font pleuvoir le feu, entrer casque en tête par la brèche des murailles fumantes. Et de regret en regret, de pente en pente, dans cette sorte d’ambition à rebours, il descend des degrés supérieurs aux degrés les plus infimes ; pourquoi n’a-t-il pas acheté de son argent une charge de publicain au péage de quelque pont ? Les voyageurs lui auraient appris des histoires en lui montrant dans leurs bagages toute sorte d’objets curieux. De ce vœu si modeste, l’imagination de l’ascète s’élève tout à coup à des désirs extraordinaires. Le voilà de nouveau sur les hauteurs, mais ce ne sont plus les hauteurs saintes d’où il est descendu avec un si profond découragement ; il regrette de ne pas être magicien. Un philosophe lui a dit que « le monde forme un ensemble dont toutes les parties influent les unes sur les autres, comme les organes d’un seul corps. Il s’agit de connaître les amours et les répulsions naturelles des choses, puis de les mettre en jeu. « Quelle science que celle-là ! Devant les perspectives que lui ouvre cette idée, l’anachorète a des éblouissemens ; il se voit déjà initié aux arcanes souverains et modifiant ce qui paraît être l’ordre immuable. Qu’est devenue sa foi au Dieu de l’Evangile ? Il n’y pense même plus, un autre monde l’appelle, une autre puissance le domine et l’enveloppe. L’auteur, qui dispose de tous les jeux de l’ombre et de la lumière sur son théâtre fantastique, exprime ce changement d’une façon très significative. « Alors, dit-il, les deux ombres dessinées derrière l’ascète par les deux bras de la croix se projettent en avant. Elles font comme deux grandes cornes. »

C’est qu’en effet le diable n’est pas loin. Cette lassitude, ce dégoût, ces regrets, ces ambitions déréglées, autant d’appels au démon, et le démon a répondu. Le voici ; une grande ombre plus