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entourées de larges fossés, d’un bras de rivière, rien de plus aisé à enlever que ces fortifications ; il en est de même des ouvrages en terre qui défendent l’entrée du port.

A Tourane, où tant de millions ont été engloutis sans utilité par l’amiral Rigault de Genouilly, en face d’une plage où dorment d’un sommeil éternel tant de nos marins terrassés par les fièvres et la dyssenterie, le Bourayne fut étonné de voir en rade un affreux petit bateau à vapeur portant les couleurs allemandes. Un négociant de cette nation, habitant Hongkong, venait de le vendre sans vergogne 200,000 francs au gouvernement annamite ; c’est à peine si cette carcasse, chargée de couleurs comme une vieille coquette, en valait 6,000. Ce marchand eut l’effronterie de venir à bord demander passage pour Vittoria au commandant Senez ; on le lui refusa. Avec ses 200,000 francs, et peu rassuré probablement, il dut se résigner à attendre dans son bateau la fin de la mousson du nord-est.

C’est le 21 octobre, en quittant le mouillage de Hué, capitale de l’Annam et résidence de l’empereur, qu’on aperçut à la hauteur de l’île Hon-tsen deux grandes jonques aux allures suspectes. Un coup de canon à boulet, tiré sans préambule par l’une d’elles sur le Bourayne, ne donna pas longtemps à chercher à quelle espèce d’ennemis on allait avoir affaire. Comme à l’endroit où se trouvaient les embarcations chinoises l’eau avait une teinte terreuse, le Bourayne dut surveiller sa marche, et naviguer avec la plus grande circonspection dans la crainte d’un échouage. Les pirates, croyant à de l’hésitation de notre part, se mirent avec rage à faire vibrer leurs gongs en agitant leurs bannières ornées de queues de vache, et, ce qui était plus sérieux, à nous canonner vigoureusement tout en manœuvrant de façon à rapprocher les distances. Le bâtiment français, ayant enfin trouvé un fond de 16 mètres, ouvrit à son tour le feu à deux encablures, et une lutte très vive s’engagea des deux côtés. Bientôt les combattans se rapprochèrent davantage, et les matelots français purent faire pleuvoir sur ces misérables une grêle de mousqueterie. Les défenseurs d’une des jonques, sentant couler celle qu’ils montaient, l’abandonnèrent pour passer sur l’autre, et continuèrent à combattre avec une énergie désespérée et, disons-le, admirable. Percée de trois obus, on ne tarda pas à voir la seconde jonque s’enfoncer lentement ; l’équipage se réfugia sur l’avant, qui surnageait encore, et fît feu de la seule pièce en état de tirer. C’est alors que, le corps à moitié dans l’eau, se cramponnant aux mâts, aux gréemens, ces malheureux s’obstinèrent à brûler contre nous leurs dernières cartouches. Il n’y eut pour eux ni pitié ni grâce. Deux embarcations pleines de fusiliers furent amenées, et allèrent achever presque à bout portant l’œuvre de destruction. Le croirait-on ? les pirates ripostèrent même dans cette situation. Tous périrent