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ports du Tonkin. C’est ainsi par le Cuacum que les pirates chinois remontent jusqu’à la ville de Haï-dzung. Faisant des razzias des jeunes filles annamites surprises la nuit dans les villages riverains, les pirates vont ensuite les vendre dans quelque crique cachée de la province de Kuang-tong, où les femmes s’achètent, selon leur jeunesse et leur beauté, dans des prix variant de 200 à 500 francs.

Le délai consenti par M. Dupuis étant expiré, Li revint à bord sans apporter l’autorisation de continuer un voyage très dangereux, disait-il, et, la cour de Hué exigeant de nouveau trois mois de réflexion pour se décider, M. Dupuis ne se fit aucune illusion : c’était un refus déguisé. « Je consens à tout, et pendant quatre mois, s’il le faut, j’attendrai le bon plaisir de votre excellence, répondit-il ; mais l’embouchure du Cuacum est malsaine, l’eau que j’y prends pour faire boire mes hommes est détestable. Laissez-moi remonter un peu plus haut en rivière, et, dans de meilleures conditions d’ancrage, je pourrai attendre indéfiniment votre auguste décision. » L’excellence, émerveillée de tant de douceur, se retira satisfaite, mais, une fois sous vapeur, M. Dupuis ne s’arrêta plus. Après avoir navigué pendant un certain temps, l’expédition constata que le fleuve se divisait tout à coup en quatre bras, dont l’un heureusement se trouvait être navigable. Le 18 décembre, la flottille entrait dans le Song-koï, qu’elle remontait pendant quatre jours pour arriver sans encombre devant Hannoï, où il lui fallut jeter l’ancre forcément. Ici se présentèrent de grandes difficultés. On était dans une époque de sécheresse qui ne permettait plus aux bateaux à vapeur de remonter plus loin ; cette insuffisance d’eau dans le Fleuve-Rouge est annuelle et dure quatre mois. On fut donc contraint de louer des embarcations légères aux Tonkinois, de transborder les munitions, et, comme les mandarins ne manquèrent pas de susciter des difficultés à nos impatiens voyageurs, ce ne fut que le 18 janvier que l’expédition put continuer son voyage.

Pendant que ceci se passait, deux rébellions avaient éclaté au Tonkin, dont l’une s’étendait jusqu’à Laoukai, une des dernières villes de l’empire au nord. Comme tous ces insurgés étaient campés sur les bords du Fleuve-Rouge, M. Dupuis fut obligé de passer avec ses munitions de guerre, non seulement devant l’armée régulière de l’empereur, mais encore au milieu des deux armées rebelles. Chose étrange, les chefs de ces dernières se montrèrent très courtois vis-à-vis des Français ; l’un d’eux réclama même de M. Dupuis le service de parler en sa faveur au maréchal Mah : natif de Yunnan, son plus vif désir était d’y rentrer, mais, commandant des rebelles dans un pays ami de la Chine, il craignait, non sans raison, d’avoir la tête tranchée à son retour. M. Dupuis lui promit d’intervenir, et obtint aisément par la suite le pardon demandé.