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venu chercher que des secours pour son église, refusa les offres du tsar et se contenta de ses aumônes. Le patriarcat moscovite eut un caractère uniquement national, sa juridiction ne s’étendit qu’avec les limites politiques de l’empire, et ne put même s’asseoir dans les provinces orthodoxes de la Pologne. C’était aux évêques russes rassemblés en concile de nommer leur chef ; ils choisissaient trois noms, entre lesquels le sort devait décider. Les prérogatives du patriarche restèrent au fond les mêmes que celles du métropolite : il fut seulement entouré de plus d’hommages. Comme le métropolite, le patriarche était le chef suprême de la justice ecclésiastique, qui, outre les affaires du clergé et les causes de mariage, embrassa jusqu’à Pierre le Grand les causes de succession. A son entretien étaient affectés les revenus de couvens et de terres déterminés : sa maison était modelée sur celle du tsar ; il avait comme lui sa cour, ses boïars, ses grands-officiers ; il avait ses tribunaux, ses chambres financières, ses administrations de toute sorte.

L’institution d’un patriarche revêtu de tels privilèges paraissait devoir assurer à l’église une plus haute influence. Elle lui donna plus d’éclat extérieur que de réelles garanties d’indépendance. En coupant le dernier lien qui la rattachait à la juridiction de Constantinople, le patriarcat accrut l’isolement de l’église russe et par là la laissa peut-être plus exposée aux entreprises du pouvoir civil. Affranchi de toute autorité étrangère, le clergé moscovite n’eut plus à l’étranger de recours contre l’autorité des tsars. N’ayant au dehors ni supérieur, ni sujets spirituels, le patriarche restait sans appui extérieur, enfermé dans les limites de l’empire en face de l’autocratie, qui tôt ou tard devait limiter les privilèges du patriarcat ou le supprimer comme un contre-poids incommode. Une pareille dignité dans de telles conditions ne pouvait avoir longue vie ; elle ne dura guère plus d’un siècle (1589-1700). La situation d’où était sorti le patriarcat lui donna d’abord un grand rôle. La forte organisation de son église au moment de l’affaiblissement de son gouvernement civil fut pour la Russie une chance heureuse, ce fut, disent ses historiens ecclésiastiques, une précaution providentielle. Institué à la veille de l’extinction de la maison tsarienne du sang de Rurik, le patriarcat traversa l’anarchie des usurpateurs et présida à l’établissement des Romanof. Dans la première période, il aida plus qu’aucun pouvoir à sauver la Russie de la dissolution ou de la domination étrangère ; dans la seconde, il contribua largement à donner au règne réparateur des premiers Romanof le caractère religieux et paternel qui, dans l’histoire de la Russie, en fait une sorte d’âge d’or. Les dix patriarches de Moscou forment comme une dynastie