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voyait pas d’autre issue ; mais le temps pressait déjà, les troupes n’arrivaient que lentement, quelques-unes n’atteignaient leur camp que le soir. — Attendre l’ennemi devant Sedan, c’était une résolution étrangement grave. Rien n’était plus périlleux que de s’appuyer sur une place sans canons, sans vivres, qui, dans un moment d’émotion et de panique, pouvait exercer une attraction terrible sur des soldats ébranlés ou peu aguerris. Le plus sage eût été sans doute de ne point rester sur ce que j’appelais le cercle intérieur autour de Sedan, de se placer sur le cercle extérieur vers Saint-Menges et Vrigne-aux-Bois, de façon à se réserver une issue. Le maréchal se perdait évidemment un peu dans ce tourbillon, il ne se rendait pas compte de ce qu’il faisait lui-même, et il croyait avoir plus de liberté qu’il n’en avait lorsque dans la journée il disait au général Douay, qui ne lui cachait pas ses inquiétudes : « Je ne veux pas m’enfermer dans des lignes, je veux être libre de manœuvrer. — Monsieur le maréchal, répondait avec tristesse le commandant du 1er corps, demain l’ennemi ne vous en laissera pas le temps. » En réalité, le maréchal délibérait avec lui-même, sans avoir encore un projet bien arrêté ; mais de toute façon, qu’on voulût se frayer un chemin vers Mézières, qu’on voulût attendre la bataille sous Sedan, c’était une précaution élémentaire de se mettre à l’abri le plus possible en coupant les ponts de la Meuse. On ne l’avait pas fait à Bazeilles, on ne le faisait pas à Donchery. Une compagnie du génie était envoyée à Donchery, à son arrivée elle n’avait plus ni poudre ni instrumens nécessaires. Lorsque tout était de nouveau expédié, l’ennemi avait déjà le pont et le gardait. Autre contre-temps : il y avait dans la gare de Sedan un convoi de 1 million de rations de vivres envoyé pour l’armée. Quelques obus tombent sur la gare, aussitôt le convoi, sans être déchargé, repart pour Mézières !

Le 31 au soir, les esprits étaient soucieux dans les camps. « Je pense que nous sommes perdus, disait le général Doutrelaine à Douay dans son bivouac de Floing. — C’est aussi mon opinion, ajoutait Douay, il ne nous reste donc plus qu’à faire de notre mieux avant de succomber. » De son côté, Ducrot, dévoré d’anxiété et d’impatience, s’étendait sur la terre nue près d’un camp de zouaves pour attendre le jour. Lebrun était tenu en alerte par l’échauffourée de Bazeilles. La nuit pesait sur tout le monde, lorsqu’à quatre heures et demie du matin le feu éclatait tout à coup, d’abord devant Lebrun, puis devant Ducrot, au milieu d’une brume épaisse qui couvrait la vallée de la Meuse et la vallée de la Givonne. C’était la bataille de Sedan qui commençait !

Engagée successivement sur toutes les parties des lignes françaises à mesure que l’ennemi étend ses mouvemens, prolongée pendant neuf heures, cette triste et sanglante bataille peut se résumer