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fondations monastiques. L’élévation de l’autocratie au sortir du joug tatar devait diminuer la position de l’église : l’extinction de la maison souveraine lui redonna pour un temps une puissance nouvelle. A travers ses fureurs bizarres, Ivan le Terrible avait travaillé à l’abaissement du clergé comme à celui des boïars. L’église russe eut alors dans son métropolite saint Philippe son Thomas Becket. Aujourd’hui la châsse d’argent de la victime du tsar occupe dans la cathédrale de Moscou un des quatre, angles, qui, selon l’usage oriental, sont les places d’honneur, et les souverains de la Russie vont baiser les reliques du défenseur des droits de l’église.

Le métropolite, chef unique de l’église moscovite, était déjà un personnage bien considérable en face d’un autocrate. Il fut remplacé par un prélat pourvu d’un titre plus imposant et de plus hautes prérogatives. En 1589, au lendemain de la mort du prince qui avait le plus violenté le clergé, sous le fils d’Ivan le Terrible, la Russie demanda un patriarche. L’initiative de cette innovation ne vint pas d’un tsar, elle vint des calculs d’un homme qui, devant la perspective de la fin prochaine de la famille régnante, rêvait le pouvoir suprême. Chose remarquable, le patriarcat fut établi à la même époque et sous la même influence que le servage. Par l’une de ces deux mesures, Boris Godounof cherchait l’appui de la noblesse, par l’autre celui du clergé. Les motifs étaient honorables pour la Russie, il s’agissait de l’émanciper de toute suprématie religieuse étrangère, de mettre la chaire de Moscou sur le même rang que les vieilles métropoles ecclésiastiques de l’Orient. Les prétextes étaient plausibles : la Moscovie, démesurément agrandie sous les derniers tsars, était trop vaste pour que son église pût être gouvernée des rives du Bosphore ; Constantinople était tombée sous le joug des Turcs et son patriarche dans la dépendance du sultan. L’empire russe n’était pas seulement le plus grand des états orthodoxes, il était le seul libre de toute domination étrangère, et il semblait naturel que l’indépendance ecclésiastique suivît l’indépendance politique. La création du patriarcat, comme un siècle plus tôt, le mariage d’Ivan III avec l’héritière des empereurs d’Orient, cachait peut-être quelques visées lointaines. Peut-être les Russes entrevoyaient-ils la possibilité de succéder aux Grecs dans leur ancienne suprématie religieuse et politique. Le patriarche de Constantinople, venu à Moscou pour l’érection du siège patriarcal, reçut du tsar et du clergé l’offre d’y monter lui-même en gardant le titre de patriarche œcuménique, comme si, en faisant asseoir sur leur nouvelle chaire le chef traditionnel de l’église grecque, les Russes eussent voulu transporter le centre de l’orthodoxie des bords du Bosphore à ceux de la Moskova, Le prélat byzantin, qui n’était