Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/933

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Si la France n’est pas aussi opulente que l’Angleterre, elle a au moins assez de mouvement pour faire vivre sa marine. Un trait frappant, c’est qu’elle reçoit dans ses ports ou dans ses colonies plus de vaisseaux anglais qu’aucun pays du monde. Un autre signe, c’est que les vaisseaux français, malgré le nombre croissant de leurs rivaux, transportent beaucoup plus de marchandises qu’auparavant. On est donc fondé à croire que le meilleur moyen de favoriser la marine, c’est d’étendre le commerce de plus en plus. Ici triomphe la liberté des échanges. Qu’importe qu’il entre dans nos bassins moitié de navires étrangers, si leur concours doit doubler en peu de temps le chiffre des affaires? Les navires français profitent de cet accroissement, qui serait peut-être perdu, s’ils faisaient seuls tous les transports. Cela devient manifeste quand on pénètre dans le secret des opérations : si un agent français passe un marché très loin de son pays, quel intérêt pour lui de charger sur le premier navire qui se présente plutôt que d’attendre indéfiniment le passage d’un Français! A plus forte raison, un expéditeur étranger, qui n’a pas les mêmes égards pour notre pavillon. La plupart du temps on doit charger vite, soit pour l’exécution d’un contrat, soit pour le succès d’une spéculation. Quelques jours de retard font manquer le moment propice. Faut-il frustrer le commerce de ces avantages? Quelle est la plus habile pratique? chasser les navires étrangers, ou partager avec eux?

On n’abandonne pas l’intérêt de la marine; au contraire on le prépare de loin et on lui rend des services très particuliers, si l’on favorise telle ou telle branche du commerce. Suivons l’importation des marchandises : elles ont sans doute la même figure à leur entrée dans le port, quelle que soit leur destination. Cependant les avantages maritimes sont très inégaux, selon les termes du marché qui les envoie. S’il a été passé directement par un chef d’industrie ou par son préposé, la marchandise traverse le port, et va tout droit dans l’usine ou dans la filature, elle chemine au gré de l’acquéreur, et les gens de mer ne peuvent guère prévoir la route qu’elle choisira; mais c’est l’enfance de l’art. Le plus souvent la marchandise est débarquée avant d’avoir été vendue; elle est en quête d’un acheteur. Il en arrive tous les jours une grande quantité de semblables, qui seront peut-être embarquées demain vers un autre pays ou chargées sur des wagons pour la Suisse, l’Allemagne et l’Italie; elles encombrent les quais, elles emplissent les magasins, où la foule des chalands vient les manier et les déguster; ces magasins ne suffisent plus, et l’on construit de longues galeries que l’œil ne peut embrasser; on creuse des canaux qui portent les navires jusque vers ces galeries, où un bruit incessant de poulies et de machines