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Pendant tout ce temps, la route conserve je ne sais quel caractère féodal ; elle est fermée de temps en temps par une ville fortifiée, comme Utsunomia par exemple. Tout rappelle l’ancien régime, jusqu’à ces villages à moitié ruinés qui vivaient d’une vie autrement prospère quand les daïmios et leurs petites armées passaient et repassaient sans cesse.

Une commodité du voyage qui nous est inconnue, c’est le rikunkaïchia. Dans tous les gros bourgs, d’étape en étape de 5 ris en moyenne, est un bureau où un officier se charge à première réquisition de procurer au voyageur tous les moyens de transport dont dispose le pays, et cela par corvées obligatoires, d’ailleurs suffisamment rémunératoires pour l’habitant. Djinrikichia, kango, cheval, ninsogo[1], demandez et vous êtes servi à la condition de payer d’avance entre les mains de l’officier, d’après un tarif invariable. C’est un service très bien fait. On peut lui confier des paquets, car le rikun-kaîchia fait fonctions de messagerie, et un colis expédié ainsi de Yeddo peut arriver à Nangasaki : c’est une question de temps. Au Japon, tout arrive,... mais tard.

A Kuriachi, on passe le Tonégawa. Ce fleuve n’est en ce moment qu’un cours d’eau assez maigre, se cherchant lui-même au milieu d’une plage de sable; mais, comme l’indiquent la nudité de ses bords, sur une largeur de 500 mètres, et les fortes estacades de bois qui garnissent et soutiennent les chaussées protectrices, il se réveille à ses jours. Il en est de même de tous les fleuves du Japon, qui, décrivant de courts circuits, des montagnes à la mer, sont à sec en été et en hiver, mais grossissent démesurément au printemps et à l’automne, faute d’avoir un parcours suffisamment long pour établir un régime compensateur ou un lit assez creusé pour s’y maintenir en tout cas.

A partir de cette traversée qui s’opère en bac, la route change d’aspect. Ce n’est plus qu’une chaussée à travers des rizières. En se retournant, on voit les montagnes de Nikko s’enfoncer dans les clartés du soleil couchant, tandis qu’au sud le Fusiyama et à l’est l’Asamayama dressent leurs têtes chargées de brumes lumineuses. On sent l’approche de Yeddo, non-seulement au fétide engrais dont les champs sont empoisonnés, mais aux airs narquois des allans et venans, aux criailleries des enfans. Déjà mon chien

Par tous les habitans est appelé Comir[2].

La civilisation a envahi Saté ; on y trouve des bazars, des stores,

  1. Portefaix; on les attelle aussi aux voitures à bras appelées djinrikichias.
  2. Come here (viens ici). Les Japonais à 30 lieues de Yeddo sont persuadés que c’est le mot européen qui veut dire chien.