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fille bien sage. Il était très honnête et très convaincu, mais peu intelligent des troubles du cœur. Les paysans et les bourgeois de campagne qu’il dirigeait ne l’avaient guère habitué aux complications que la pensée introduit dans la sensibilité. Céline donc, réduite à ses propres ressources, inventa une ruse qui lui sembla infaillible.

C’était l’habitude que le dimanche elles allassent à la grand’ messe, sa mère et elle; la domestique assistait à la messe basse. Quelquefois Mme Lacoste, pressée par les soins du ménage, s’était rendue à cette première messe, et Céline, trop pieuse pour manquer la grand’messe, y avait été accompagnée par la domestique. Pour rien au monde, M. Lacoste n’aurait souffert que sa fille sortît seule, même dans ce petit village d’Eyda. Il conservait à cet endroit une crainte puérile, insurmontable, depuis qu’une bête échappée avait blessé Céline encore enfant. Par la même raison, il s’était interdit de posséder une barque sur le lac. Sa sollicitude était inquiète, irréfléchie et passionnée comme celle d’une mère. Céline le savait et comptait sur cet amour exagéré. Depuis longtemps, la domestique, villageoise des montagnes, demandait quelques jours de liberté pour revoir sa mère et son pays ; Céline fit en sorte que ce congé tombât un samedi et un dimanche.

Alors j’irai à la messe basse, dit Mme Lacoste; mais toi, qui te conduira à l’église?

Eh bien ! Mme Doucet par exemple. — C’était le nom d’une vieille dame dont la petite-fille, morte depuis deux ans, avait joué longtemps avec Céline. La bonne dame, en souvenir de cette liaison, aimait beaucoup la fille du médecin et s’asseyait près d’elle à l’église; souvent elles faisaient route ensemble.

Le dimanche matin, quand le coup de la grand’messe sonna, Céline était seule dans la chambre de son père, habillée, son livre d’heures à la main.

— Ah! quel malheur! s’écria-t-elle.

— Qu’y a-t-il, mon enfant? demanda le père.

— Il y a que je suis une étourdie. Nous avons laissé Suzette partir hier, maman a entendu ce matin la messe basse...

— Et tu n’as personne pour te conduire à l’église; tu ne peux pas aller seule cependant. Eh bien?..

— Quoi, papa? demanda-t-elle en rougissant de cette question, qui était un vrai mensonge.

— Apporte-moi ma canne, mon habit et mon chapeau. Je te conduirai.

— Que tu es bon! répondit-elle en l’embrassant vivement. — Jamais elle ne l’avait tant aimé.

— Tu n’es qu’une rusée, — lui dit tout bas sa mère sur le pas de