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ouvert le 1er janvier 1874; il longe la route de Choisy, déjà bordée de petites maisons où s’installent les marbriers, les fabricans de croix et les marchands de couronnes. Le pays qui l’entoure est désolé et sent fort mauvais; des fabriques de colle animale, de chandelles, de poudrette, le dominent aux quatre points cardinaux; de quelque côté que souffle le vent, il est empesté. Près de là verdoient les cyprès de l’ancien cimetière d’Ivry et se dressent les clôtures en planches qui environnent le Champ-des-Navets. Ce cimetière a une étendue qui atteint presque 14 hectares : dans trois ans, il sera épuisé, et il faudra le fermer. Au milieu bâille une vaste excavation qui est une carrière; on en tire des moellons pour construire l’enceinte, dont la solidité apparente n’a rien de rassurant. Le terrain sablonneux est propice aux inhumations, mais il est mêlé à de gros silex qui sonnent sinistrement sur les bières. Pourquoi M. le directeur des travaux de Paris, qui a charge d’aménager la surface des cimetières et d’y ordonner les plantations, ne fait-il pas enlever ces cailloux? Il pourrait s’en servir avantageusement pour réparer le macadam de nos grandes voies publiques, qui, en tant d’endroits, est singulièrement défectueux.

Le cimetière de Saint-Ouen, que les gens du métier ont surnommé Cayenne, est un peu plus grand qu’Ivry : 14 hectares 1/2 ; il fonctionne depuis le 1er septembre 1872, et l’on calcule qu’il pourra durer encore trois ans. Il est, lui aussi, placé à côté d’un vieux cimetière devenu insuffisant; on y arrive par la route départementale N° 20, qui prend naissance à la porte de Clignancourt. Tout ce large chemin est embarrassé des deux côtés par des constructions en bois, en pisé, en feuilles de zinc provenant des démolitions, — embryon d’un village qui se fonde, — cabarets, tonnelles, jeux de boules, jeux de siam, jeux de quilles, balançoires. C’est d’une gaîté étourdissante; les gens qui se rassemblent là sont bien vivans et ne se dérangent guère lorsque passent les corbillards; peut-être, en temps d’épidémie, feraient-ils comme ces ouvriers dont parle Chateaubriand et qui en 1832, assis aux barrières, regardant défiler les convois, levaient leur verre plein et s’écriaient : « A ta santé, Morbus ! » Un peu plus haut que ces masures à ivresse, le cimetière étale ses tombes nouvelles ; elles se pressent, elles dévorent l’emplacement, et bientôt il faudra laisser reposer la terre. Saint-Ouen, Ivry, les 28 hectares qu’ils représentent, ce n’est que de l’empirisme qui coûte fort cher, ne remédie à rien et ne touche même pas au problème. En réalité, Paris n’a pas de cimetière ; ceux où il a versé ses morts depuis soixante ans ne sont plus qu’une cause d’insalubrité. On a acheté les terrains d’Ivry et de Saint-Ouen pour inhumer les corps, mais surtout pour gagner du temps, pouvoir raisonner à loisir sur un parti à prendre et qui