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pied du mausolée est une oblation à ces deux victimes de l’amour sincère. Le tombeau est isolé du public par une grille, sage précaution, car la pierre disparaissait sous les noms inscrits au couteau. On sera peut-être forcé d’en faire autant pour la tombe de Rachel, qui est debout à l’entrée du cimetière exclusif réservé aux israélites. C’est une sorte de monument rappelant la baie des spéos égyptiens; les pieds-droits et le linteau de la porte, les parois extérieures, sont couverts d’inscriptions. Tous les admirateurs, tous les amoureux posthumes de celle qui galvanisa un moment la tragédie française, sont venus et ont voulu laisser trace de leur passage; ils se sont écrits, ils s’écrivent à la porte, comme l’on fait chez les malades. Bien plus, à travers les barreaux de fonte, j’ai aperçu au fond de la crypte un grand nombre de couronnes fraîchement déposées sur une sorte de tablette qui forme autel ; l’une de ces guirlandes en verroterie noire et blanche supportait une carte de visite cornée où j’ai lu le nom d’un homme connu dans le commerce parisien !

Il est encore au cimetière de l’Est une tombe qui excite un vif intérêt, c’est celle de la famille Lesurques; j’en ai été surpris, un garde-brigadier auquel je faisais part de mon étonnement m’a répondu un mot de haute portée : « c’est à cause du Courrier de Lyon. » Le corps de Lesurques n’a jamais été exhumé de Sainte-Catherine où il a été porté ; mais le tombeau élevé par sa famille dans ce que l’on nomme le quartier de l’Orangerie lui a été dédié : « à la mémoire de Joseph Lesurques, victime de la plus déplorable des erreurs humaines, 31 octobre 1796, sa veuve et ses enfans. » Sur le marbre blanc, bien des noms sont écrits au crayon; ils furent si nombreux pendant un moment et accompagnés de phrases si étranges que l’on s’en émut; on agita la question de savoir si cette sorte d’épitaphe commémorative d’un fait très douloureux, mais que la justice n’a pas encore reconnu, ne constituait pas une attaque directe à la chose jugée. Un rapport fut demandé à un haut fonctionnaire. Ce rapport, je le copie; il est bref et d’une brutalité administrative singulière. « La loi répond elle-même à la question qui m’est posée : ordonnance royale du 6 décembre 1843, titre III, article 6 : aucune inscription ne pourra être placée sur les pierres tumulaires ou monumens funèbres sans avoir été préalablement soumise à l’approbation du maire. — Code pénal, livre Ier art. 14 : les corps des suppliciés seront délivrés à leurs familles, si elles les réclament, à la charge par elles de les faire inhumer sans aucun appareil. — Il résulte de ces deux articles que l’inscription désignée ne peut subsister. » Elle subsiste cependant, et on a bien fait de ne point l’effacer. Si excellente que soit l’institution du jury, il est bon de lui rappeler parfois qu’elle peut n’être pas infaillible.