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Les curieux les regardent, et s’en vont ailleurs en quête de tombes plus humbles, mais qui sont restées populaires comme le nom de ceux qu’elles renferment.

Il en est pour les morts comme pour les vivans, la célébrité les abandonne et toute popularité s’en éloigne. Qui s’occupe aujourd’hui de la tombe du jeune Lallemand, tué le 3 juin 1820 dans une échauffourée de libéraux, comme l’on disait alors? Ce fut un lieu de pèlerinage pendant bien des années; les gardes du cimetière, les hommes de police, étaient sur les dents, et suffisaient à peine à la surveillance ordonnée : ils avaient beau ouvrir les yeux, ils ne parvenaient pas à empêcher les dévots à la politique d’opposition de tracer sur la pierre des inscriptions menaçantes. J’ai lu les rapports relatifs à cette affaire ; les agens intéressés perdent la tête, ils ne peuvent saisir les coupables sur le fait, et chaque jour « on sape le trône et l’autel. » Les inscriptions, j’en conviens, n’étaient point positivement bienveillantes : — « nous te vengerons, — mort au tyran, — tout Bourbon doit finir comme Capet, » — et celle-ci, qui avait exaspéré le conservateur du cimetière, et dont je renonce à pénétrer le sens : «puisque le Mexique est une terre fertile, il faut saigner les gendarmes. » Le tombeau de Manuel, dont la mort causa tant d’émotion, est visité encore avec quelque curiosité parce que Béranger y a été inhumé, non loin de Judith Lepère, sa Lisette, dont la pierre tumulaire fléchit déjà. On passe avec indifférence devant la statue du général Foy, on ne demande plus où est La Bédoyère, et si l’on rencontre un jardinet carré entouré d’une grille, planté de pensées et de violettes, sans qu’il y ait là un nom, un emblème, pour indiquer celui qui dort sous cette terre anonyme, on ne se doute guère que l’on est devant la sépulture de Michel Ney, duc d’Elchingen et prince de la Moskova. Les passions qui poussaient les foules vers les cimetières se sont éteintes et ont été remplacées par d’autres ; la politique n’est pas immuable, elle change souvent d’objets et de principes. La chute d’un gouvernement donne le repos à bien des tombes. Depuis la révolution de juillet, on ne pense plus à Lallemand; depuis la révolution de février, on ne pense plus à Godefroy Cavaignac ; depuis la révolution de septembre, on ne pense plus à Baudin.

Un tombeau, un seul attire toujours les curieux, c’est celui d’Héloïse et d’Abeilard; la grande construction gothique, la prétendue statue des deux amans, le petit parterre très bien entretenu par l’administration, sont entourés de gens réellement émus, qui ouvrent de grands yeux, se racontent la légende et déposent des fleurs. Les jeunes mariés y viennent et les amans aussi : se tenant par la main, ils font serment de s’aimer toujours, et la couronne qu’ils jettent au