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des populations. Si en 1853 la Russie avait eu des chemins de fer, jamais les alliés ne se seraient aventurés en Crimée, ou ils auraient été bientôt rejetés à la mer, et si d’autre part ses richesses naturelles avaient été exploitées par un peuple libre et éclairé comme ceux de l’Occident, elle aurait pu défier longtemps tous les assauts de la France et de l’Angleterre. C’est à faire disparaître ces différentes causes de faiblesse que la Russie travaille depuis vingt ans avec une persévérance infatigable et une méthode intelligente.

Elle a commencé par tracer le réseau de ses voies ferrées, qu’elle étend encore chaque année dans toutes les directions. Ensuite elle a émancipé ses serfs, réforme profonde qui transformera la situation économique de l’empire quand elle aura éveillé au cœur des populations ce besoin de progrès qui accompagne toujours le sentiment de l’indépendance. Récemment on vient d’introduire le service militaire personnel obligatoire pour tous, sans même excepter les fils des familles nobles. Enfin depuis quelques années le gouvernement aborde sérieusement la tâche immense de répandre l’instruction dans toutes les classes de la société, même dans les campagnes. C’est là, à mon avis, la chose essentielle. Ce qui rend surtout le travail productif, c’est l’application des connaissances scientifiques à l’œuvre économique. Si pour une même somme d’efforts les hommes recueillent cinq fois, dix fois plus de produits aujourd’hui qu’autrefois, c’est parce que, grâce à la science, les forces naturelles domestiquées travaillent elles-mêmes à créer tout ce qui peut satisfaire nos besoins. Les États-Unis sont certainement le pays où se produit relativement le plus de richesses; c’est aussi le pays où, plus qu’ailleurs, les lumières, les découvertes, sont appliquées à la direction du travail. Ouvrez en Russie autant d’écoles qu’en Amérique, et la puissance de cet immense empire dépassera celle de tout autre état du monde. Seulement, il faut le reconnaître, tout est à créer de ce côté, jusqu’aux élémens mêmes qui peuvent permettre de faire quelques pas en avant. Pour le comprendre, il faut jeter un coup d’œil sur le passé.

Les premières tentatives du gouvernement pour répandre l’instruction datent du règne de Pierre le Grand. En Hollande, où déjà alors les bonnes écoles étaient nombreuses, le réformateur couronné en avait vu les merveilleux fruits. En 1714, il créa des « écoles d’arithmétique, » obligatoires pour les personnes des hautes classes. En 1715 et 1719, des règlemens plus stricts furent édictés; la fréquentation de ces écoles était obligatoire pour tous, excepté pour la noblesse. Ces excellentes mesures, loin d’être accueillies avec faveur, soulevèrent la plus vive opposition. Les conseils de plusieurs villes envoyèrent des pétitions pour demander la suppression de ces