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quables, et qui ne font que mieux ressortir le grand art de Mlle  Sarah Bernhardt, qui, dans l’expression des ardeurs les plus passionnées, reste toujours noble. Devant les menaces de Berthe, Mme  de Chelles devient inflexible. De son regard haineux, effrayant, elle suit Berthe, qui se dispose à ouvrir la fenêtre pour appeler l’amiral. Enfin, persuadée qu’elle est irrévocablement perdue, elle ouvre le chaton de sa bague et verse dans un vers d’eau le poison qui y est renfermé. Cependant Mme  de Savigny n’a point eu le courage de pousser jusqu’au bout sa vengeance. « Non, non, dit-elle en s’éloignant de la fenêtre, je ne peux pas commettre une infamie ; voici tes lettres, prends-les ! » et, vaincue par l’émotion, s’affaissant sur le canapé : « Donne-moi de l’eau, dit-elle, j’étouffe. » Le poison est là, tout préparé ; Blanche touche le verre, regarde sa rivale, hésite, puis, frémissant d’horreur devant l’affreuse pensée qui vient de lui traverser l’esprit, elle se jette au cou de Mme  de Savigny, lui arrache un baiser, retourne vers le fatal verre d’eau et l’avale d’un trait.

C’est ainsi que se termine ce drame émouvant. La scène d’empoisonnement, qui lui sert d’épilogue, n’en fait pour ainsi dire pas partie ; elle ne lui ajoute rien qu’un sentiment de dégoût et d’horreur dont je ne veux pas assurément rendre M. Feuillet responsable. Que vient faire là cette scène d’hôpital, jouée avec une si prodigieuse vérité ? pourquoi ces hoquets de l’agonie, ces contorsions hideuses, ces grimaces funèbres de ce visage qui se décompose ? Comment se fait-il que M. Feuillet, qui a passé sa vie à étudier les délicatesses du cœur, à en poétiser les nuances, ait permis à Mlle  Croisette de se livrer à ce dévergondage d’analyse réaliste ? Tout Paris voudra voir ce tour de force horrible, la chose est claire, et c’est précisément cet appel aux curiosités malsaines du gros public qui rend cette audace plus choquante encore ; mais passons. Le drame tel que M. Feuillet l’a conçu et écrit se suffit à lui-même, et n’a pas besoin, pour être applaudi, des séductions qu’on a cru devoir ajouter en dépit des traditions respectées jusqu’alors à la Comédie-Française. Laissons donc à Mlle  Croisette le gros succès que lui vaudra la scène muette de la fin, laissons aux décorateurs la gloire de leurs chefs-d’œuvre, au pianiste polonais ses effets de dos et de perruque. Rappelons enfin à l’administration cette vérité, devenue proverbiale parmi les gens de goût, qu’un cadre trop éclatant de dorure et trop richement sculpté dévore la peinture qu’on lui confie ; rappelons-lui qu’il y a fort grand danger pour la littérature à transporter au Théâtre-Français les féeries de l’Opéra, qu’il faut laisser aux établissemens spéciaux certaines exhibitions, et qu’il n’est pas décent de chercher dans une œuvre littéraire des prétextes à spectacle.




Le directeur-gérant, C. Buloz.