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plus à l’aise et brillent avec le plus d’éclat. Que, sans l’avoir prémédité, il choisisse pour sujet d’étude un repli inconnu du cœur, qu’il soit tenté de soulever des voiles dont presque personne n’oserait toucher le coin, rien de plus naturel ; mais plus ses audaces sont accentuées, et plus les moyens qu’il emploie pour les faire admettre sont discrets et contenus. Point de violences ni d’éclats, point d’oppositions brusquées, d’effets à sensation ; c’est dans les momens les plus dramatiques qu’il est plus sobre et plus réservé, il semble qu’alors il s’écarte, se boutonne, si j’ose dire, et qu’après avoir fait naître l’émotion dans l’âme des spectateurs il lui laisse la responsabilité de ses larmes et de ses frissons. Chez lui, rien qui sente le labeur de l’œuvre : de la façon la plus simple en apparence, avec l’aisance des vieux conteurs, il entame son récit comme à l’aventure, au gré de ses souvenirs. Il peint ses personnages par touches isolées : c’est un geste, un mot, une légère silhouette, qui peu à peu vous révèlent leur caractère, en sorte qu’on entre dans leur intimité sans savoir au juste comment et avant même de les connaître.

Cet art exquis de tout oser sans rien risquer, cette faculté de rendre le lecteur combustible à ce point qu’une étincelle l’enflamme, M. Feuillet y excelle, et, dans Julia de Trécœur[1] en particulier, il y est inimitable. Aussi avons-nous tremblé lorsque nous avons appris que cette œuvre, à la fois si hardie et si délicate, allait être transportée au théâtre et subir les réalités de la scène. Très probablement M. Feuillet lui-même ne se doutait pas dès l’abord que le peu de souplesse de ses nouveaux instrumens et les rudes exigences dramatiques l’obligeraient à autant de concessions et de changemens. En fin de compte, dans le Sphinx du Théâtre-Français on reconnaît à peine Julia de Trécœur. La pièce et le roman n’ont guère de commun que l’idée première, et aussi les grands succès qui les accueillent tous deux.

Dans son roman, M. Octave Feuillet a mis à contribution toutes les ressources de son art pour nous faire faire la connaissance de l’angélique petit démon dont il voulait pousser si loin l’étrangeté. Il nous parle de son enfance, des conditions exceptionnelles où s’est développée cette plante devenue sauvage à force de culture. Avec un art merveilleux, il nous éclaire les côtés aimables de son caractère, il la fait séduisante, sympathique parfois. On sent qu’il l’aime, et l’on est tenté de faire comme lui. À coup sûr, elle est excentrique, mais ses bizarreries sont indiquées si discrètement qu’elles vous attirent, loin de vous repousser.

Il ne serait pas inutile de relire le roman avant d’aller voir la pièce, et d’étudier un peu intimement Julia de Trécœur pour comprendre cette Blanche de Chelles, qui nous apparaît dès le début de la pièce déjà mariée à un officier de marine, pour le moment en expédition, et installée dans le somptueux château de son beau-père, l’amiral comte de Chelles.

  1. Voyez la Revue du 1er mars 1873.