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dire qu’ils savent travailler le fer, car pour la besogne qu’ils ont à faire il a suffi de l’apprentissage le plus sommaire. Un fait qui me causa beaucoup plus d’étonnement, c’est que, malgré la rapidité d’exécution obtenue par cette extrême division du travail, il s’écoule cependant plus de cinq mois entre le moment où un fusil est commencé et le moment où il est achevé; mais M. le commandant Marduel m’expliqua très clairement cette singularité en me montrant comment on est obligé de procéder par grandes masses, en sorte que, bien que l’opération de chaque machine soit pour chaque pièce de quelques minutes seulement, comme on est obligé de la répéter sur une très grande quantité de pièces à la fois, afin que le travail n’ait jamais de temps d’arrêt, il s’ensuit nécessairement une série de retards. Par exemple, il ne suffit pas qu’un canon ait reçu sa forme pour passer à l’opération suivante, il lui faut attendre que tous les canons de la masse dont il fait partie aient successivement reçu les leurs. Les nécessités de la distribution du travail retardent donc l’exécution en même temps que la division du travail l’accélère ; mais c’est sur la masse des produits obtenus que les avantages de cette méthode sont sensibles.

Comme j’avais également pour Terre-Noire un guide aimable et complaisant, M. de Chavigné, sous-chef du laboratoire de chimie dans cette grande usine, j’ai pu suivre dans tous ses détails l’opération d’ailleurs fort simple de la production de l’acier, ou plutôt du fer aciéré, selon la méthode Bessemer. Beaucoup de nos lecteurs savent certainement en quoi consiste cette méthode mieux qu’ingénieuse, car elle relève d’un esprit véritablement scientifique. Étant donnée une fonte d’une nature déterminée, il s’agit de la transformer en acier en la débarrassant des élémens qui empêchent la conversion, ce qui se fait en introduisant dans le récipient où est versé le métal un courant d’air amené par une soufflerie qui produit l’inflagration et la combustion des élémens hostiles ou rebelles, puis en ajoutant, selon les cas et selon la nature de la fonte, une certaine quantité de matières aciéreuses. C’est un spectacle pyrotechnique de la plus grande splendeur. D’abord la fonte descend des hauts-fourneaux, fleuve de feu liquide, d’où les gaz s’échappent sous forme de flammes rouges et bleues, tout à fait comparable au Phlégéton de l’enfer classique, — qui dut probablement son origine à quelque phénomène de ce genre, — ou mieux encore à quelque courant de notre planète alors qu’elle n’était qu’un immense océan de métal en fusion. La fonte une fois descendue, on la transporte dans le récipient bien nommé le convertisseur ; on chauffe, on souffle, et alors se produit un ravissant feu d’artifice : des milliers d’étincelles métalliques se dégagent du récipient, chacune de ces étincelles se divisant en parties toujours égales qui se disposent dans un ordre