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captifs auraient l’air plus abattu ou plus courroucé. Il me semble qu’on lit assez facilement dans cette allégorie une leçon épigrammatique à l’usage des philosophes et des philanthropes, qui si souvent croient transporter des hommes et ne transportent que des singes. Probablement encore y a-t-il ici un souvenir transformé de la terrible peinture que l’amer Swift, au début de ce même XVIIIe siècle, traça du peuple des Yahos, peinture qui, lorsqu’elle parut, fit frissonner les uns d’épouvante et souleva les colères des autres, mais que Sarah, duchesse de Marlborough, n’en déclara pas moins le portrait le plus vrai qu’on eût tracé de la nature humaine, et elle s’y connaissait, car elle avait vu les Yahos sous toutes les formes et sous tous les costumes, en velours et en dentelles à la cour de la reine Anne, et sous les vêtemens des mariniers de la Tamise, lorsqu’elle était descendue par jeu dans les rues de Londres déguisée en marchande d’oranges.

Des grands établissemens industriels de Saint-Étienne, je n’ai visité que les deux plus considérables, la manufacture d’armes et l’usine de Terre-Noire. M, le commandant Marduel, à qui j’étais recommandé, a bien voulu me servir de guide à travers ces grands ateliers, dont il a la direction, et dont le spectacle est curieux à d’autres points de vue encore que celui de la fabrication des armes. Ce spectacle est celui d’un peuple de machines servi par un peuple d’ouvriers. Ce n’est pas sans raison que je m’exprime ainsi, car là les machines sont les ouvriers véritables et les hommes ne sont que leurs auxiliaires. Chacune de ces machines a sa spécialité dont elle s’acquitte à merveille. Celle-ci coupe le fer du canon à la longueur voulue, celle-là lui donne la première façon, cette autre achève la forme, cette quatrième le rabote, cette cinquième le lime et le polit, cette sixième le perfore, cette septième le creuse, cette huitième y marque les rayures, cette neuvième les complète, et il faut voir avec quelle intelligence elles accomplissent leur tâche, avec quelle précision ce lourd mouton tombe sur le fer en détonant comme un bruit d’artillerie, avec quelle adresse cette machine bien dentée tire du canon de longs et délicats rubans d’acier, avec quelle impassibilité cette autre scie le dur métal ! Même chose pour les pièces qui composent l’âme et le jeu du fusil, même chose pour le sabre-baïonnette qui lui est adjoint, même chose pour le bois de la crosse. En toute opération, la machine se charge du plus difficile et ne demande à l’homme que le minimum le plus réduit d’intelligence : c’est le triomphe le plus complet de la méthode de la division du travail. Aussi n’ai-je éprouvé aucune surprise en apprenant que parmi cette multitude d’ouvriers il n’y en a qu’un très petit nombre qui fussent capables de monter un fusil et qui soient véritablement armuriers; quant aux autres, c’est à peine s’ils peuvent