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Pendant que telle était la disposition de Le Sueur, Poussin revint à Paris. On a beaucoup discuté pour savoir si, pendant les deux années qu’il y passa à cette époque, Le Sueur avait pu ne pas chercher à le connaître. « Il eût fallu presque un fâcheux hasard, dit M. Vitet, pour qu’il n’eût pas occasion de le voir, de lui parler, de s’en faire remarquer, et du moment qu’entre eux certaines relations devenaient nécessaires, comment ne pas admettre qu’elles devaient être bienveillantes? L’élève de Vouet avait avec Poussin des affinités naturelles, et mille liens secrets les préparaient à s’unir. Chez eux, tous les instincts, tous les penchans étaient les mêmes; c’était même candeur, même sérieux amour, même respect de l’art, et d’un autre côté pas un seul germe de discorde, la différence d’âge excluant toute rivalité. » Quelques admirateurs passionnés de Le Sueur craignaient que le mérite de ses œuvres dans sa nouvelle méthode ne parût exclusivement le fruit de l’influence de Poussin. M. Vitet écarte cette crainte comme puérile et presque comme injurieuse. « Ne nous hâtons pas, dit-il, d’effacer toute trace de la rencontre de ces deux hommes et même de leur amitié. Et si la tradition nous dit encore qu’après le départ du grand peintre pour retourner à Rome le jeune artiste se sentit tristement isolé, qu’en prenant un tel guide il avait encouru l’inimitié de son ancien maître, la froideur de ses camarades, la malveillance de toutes les médiocrités ameutées contre l’homme de génie, ne haussons pas les épaules, il n’y a dans tout cela rien que de très plausible; même à la rigueur nous admettons aussi, comme on l’affirme encore, que les amis de Poussin furent, après son départ, l’appui principal et comme le refuge de Le Sueur. Il est vrai que le nombre n’en était pas très grand, et tout ce petit cercle était composé de personnages ou trop solitaires ou trop obscurs pour être d’un grand appui dans le monde. »

Pendant que Le Sueur hésitait, se cherchant pour ainsi dire lui-même, une fortune imprévue lui survint qui fit éclater sa vraie vocation et son génie. On ne sait pas bien quelles étaient alors ses relations avec les chartreux, et comment elles s’étaient formées : « le prieur de cet ordre faisait restaurer, dit M. Vitet, le petit cloître de son couvent, qui dès l’an 1350 avait été peint à fresque et dont on avait renouvelé les peintures une première fois en 1508; les nouvelles réparations exigeaient ou qu’on blanchît les murailles ou qu’on les peignît de nouveau. Il fut décidé qu’on devait les peindre, et ce fut à Le Sueur qu’on en confia le soin. Le prix offert était modeste; mais Le Sueur accepta avec joie cette pieuse tâche sans regarder au salaire. Il avait alors vingt-huit ans (1645); marié depuis un an, il allait être père. L’œuvre qu’il entreprenait eût de-