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l’état. Donc, que la vie reprenne son cours accoutumé, et, comme c’est justement aujourd’hui la fête des Mégalésiens, tâchons un peu de nous distraire. »

En fait de consécrations, Livie-Augusta les eut toutes. Elle eut celles de la beauté, du pouvoir et de la fortune, elle eut aussi celle de l’âge. Nous l’avons vue à quatre-vingt-deux ans tomber malade et gravement. Elle se releva; plus de six ans encore, elle assista vivante au spectacle des choses de ce monde qu’elle devait ensuite, comme divinité, considérer d’un œil moins facile à s’émouvoir. Le spectacle allait en s’assombrissant ; Drusus mourait au plein de la jeunesse, Drusus, l’unique fils de Tibère, l’héritier de son trône, et pendant ce temps la remuante Agrippine et ses fils manœuvraient pour la ruine de la famille régnante. C’était comme un réveil du sang de Jules, la sève remontait aux branches, et le bois sacré commençait à rendre des oracles. Tibère, battu de la foudre, consumé de chagrins, de misanthropie, avait décidément pris le chemin de Caprée. Sur ce roc solitaire, que le flot mouillait de tous côtés, le vieillard tâchait d’oublier. Il régnait toujours cependant : servitude affreuse à laquelle ces maîtres du monde romain ne pouvaient se soustraire que par la mort ! Ou le trône, ou le monument, point de milieu ! Cette adorable retraite de Caprée, qu’il eût tant goûtée au sein d’un groupe d’amis, de philosophes, il lui fallait s’y retrancher comme une bête fauve, montrant ses griffes, amoncelant les ossemens humains sur le seuil de son antre, condamné qu’il était à vivre par la terreur pour ne pas mourir par la trahison !

Là fut le secret des tardives cruautés de Tibère; s’il eût dans Séjan, au lieu d’un scélérat, rencontré un ministre capable de gouverner sous son nom pour le bien de l’état, que de forfaits épargnés à cette fin de règne! Il y a dans les actes sanglans qui marquent les dernières années du séjour à Caprée je ne sais quelle furie d’un désespoir sans bornes. Partout trahi, déçu, le vieillard à la fin sort de ses gonds : sa misanthropie, qui n’était que d’un tyran somme toute assez débonnaire et fort enclin aux belles-lettres, — sa misanthropie se change en fièvre chaude. Le mélancolique ne voit plus en noir, il voit rouge, tue à distance, et ces exécutions auxquelles il n’assiste plus ont quelque chose d’abstrait. Il frappe à coups redoublés pour tous ses sentimens méconnus, pour tous les efforts de sa politique, pour tous les bons mouvemens de son âme rendus impuissans par la bassesse et la méchanceté des hommes. La coupe d’amertumes était pleine, la trahison de Séjan la fit déborder : dès lors s’ouvrit l’ère des proscriptions, sorte de sacrifice in extremis aux dieux infernaux.

En attendant, il goûtait ses premières délices de Caprée, jouissait