Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/637

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

temps respecte, lui qui se plaît à briser souvent les plus robuste. Nulle infirmité, jamais de maladie; elle attribuait cet heureux équilibre à certain vin de la côte d’Istria qu’elle buvait à l’exclusion de tout autre, bien qu’il eût, disait-elle, un, goût très âpre : merveilleux élixir de longue vie dont un régime absolument végétal complétait l’efficacité. L’impératrice-mère ne vivait que de légumes et de fruits. On cultivait dans ses jardins une espèce de figues qui portaient son nom et que Pline trouve excellentes. Il parle aussi d’un pied de vigne gigantesque ombrageant de son immense frondaison les vastes arcades de Livie et donnant douze muids de moût. L’esprit sans cesse en éveil, oisivement affairée de politique, s’occupant à la fois d’intrigues et de bonnes œuvres, instituant des écoles pour les orphelins de race noble, bâtissant des portiques, mère d’empereur, maîtresse de maison, prêtresse du temple d’Auguste, elle s’affirmait par tous les côtés, et sa popularité n’avait point d’égale. Voici pourtant qu’un jour le bruit se répand que Livie est gravement malade. Aussitôt la ville s’émeut,, les forums se remplissent d’une foule inquiète, avide de nouvelles.

Le fait est qu’elle n’en mourut pas. Informé du danger, Tibère, qui se trouvait alors en Campanie, revint à Rome en grande hâte, et devant l’entrevue si pathétique de cette mère et de ce fils, — qui dès cette époque se détestaient cordialement, — Pluton désarmé lâcha sa proie. Les manifestations publiques avaient accompagné la crise, ce fut bien autre chose lorsqu’il s’agit de célébrer le rétablissement. Cérémonies votives, fêtes religieuses, l’hommage s’éleva jusqu’à l’apothéose. Par décret du sénat, Livie eut le droit, toutes les fois qu’elle paraîtrait au théâtre, d’aller prendre place au rang des vestales. Il était aussi question de lui dresser un temple et des autels en Espagne, quand Tibère, fort à propos, enraya le mouvement. On dira ce qu’on voudra, ce tyran avait du bon. Tacite a beau surcharger le tableau, pousser au noir, telle est la puissance de la vérité qu’elle éclate aux yeux malgré l’effort du grand artiste. Beaucoup de sens commun, d’équité, de sagesse, un grand fonds de patience et de modération, je défie les plus chaleureux partisans de Tacite de nier chez Tibère ces qualités qui se dégagent virtuellement de l’ensemble du portrait, si atroce qu’il soit d’ailleurs. Tibère connaissait bien les hommes de son temps, et, les connaissant, il les méprisait, ce qui pour un gouvernant est un malheur; mais en revanche quel philosophe, ce mélancolique de Caprée n’acceptant des honneurs que la part qui lui revient ! On a dit depuis : « L’état, c’est moi. » Lui disait : « Les princes passent, et l’état reste. » Il tenait pour une des plus monstrueuses inventions de la vanité humaine cette façon de diviniser après leur mort des êtres entachés