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de même que le souverain, nous rappelle Louis XI : défiant, fermé, soupçonneux, plus bourgeois que prince, en tout et partout un avisé et malin compère.

Tacite a trop forcé la note. Cette manie qu’on a dans l’université de tout admirer chez les anciens est une des choses qui nuisent le plus à la considération des lettres classiques, car plus tard, lorsque notre esprit, une fois émancipé, rapproche les jugemens qu’il s’est formés de ceux qu’on lui servait jadis tout accommodés, il se déconcerte à l’idée des innombrables préjugés dont on l’a nourri. Il s’érige alors en arbitre suprême, et des acquisitions du passé répudie tout, le bon comme le mauvais. Encore faut-il savoir discerner, même dans Tacite. Louons chez lui l’ordre chronologique, le mouvement, les réflexions profondes, les vues d’ensemble, le tableau; mais quant à parler de son impartialité d’historien, autant vaudrait célébrer le pittoresque de Suétone, admirable collectionneur d’anecdotes, biographe correct auquel il ne manque pour être un véritable historien qu’un rayon de cette faculté créatrice, de ce sens artiste dont Tacite a tout un foyer. Aussi, comment le grand poète (des Annales résisterait-il à l’inspiration de ses colères? Haine vengeresse, mais trop facilement portée à voir partout l’horrible, à croire l’incroyable. Lisez ce qu’imprimait Chateaubriand sur le général Buonaparte; un légitimiste passionné écrivant l’histoire de la monarchie de juillet ne nous peindrait pas autrement le roi Louis-Philippe. Lorsque Tacite vous émeut, laissez-vous faire, car, si vous prenez le temps de réfléchir, gare aux mécomptes! Orateur, poète, historien, il est à lui seul une littérature; les traditions du passé, les tendances du présent, ce mouvement de renaissance qui, sous les Flaviens, s’empare à la fois de la langue et des âmes, il contient tout. Son génie, enfiévré de liberté, rue par bonds et par saccades, pareil à un jeune taureau; il brise tous les jougs, même la langue. La période cicéronienne, sous son marteau, vole en éclats, et, comme les morceaux en sont bons, il les refond dans sa phrase condensée, pittoresque, archaïque et moderne, mêlant à certaine âpreté républicaine cette exquise fleur littéraire qu’on a pu appeler « le divin poison de Tacite, » poison dont on aime à se laisser pénétrer, et qui au besoin servirait de contre-poison à toute sorte d’infections que dégage l’atmosphère où nous sommes. Le lecteur émerveillé néglige la plupart du temps de se demander ce qui se cache de vérité sous tant de génie et de haine dont cette histoire est faite. C’était aux critiques anglais et allemands d’éclairer la question, car pour nous ce grand et superbe style nous suffisait; l’idée ne venait point à nos savans de se défier d’un si beau texte, où les citations se cueillent à pleine main. Montaigne pourtant, dès 1569, s’en était avisé; il n’y