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n’éclata. Tibère, grave et froid, poursuivait sa marche solitaire, supportant ce qu’il ne pouvait, ne voulait empêcher, et laissant à ses intempérances d’humeur la matrone dont il se contentait de rogner tous les jours davantage la part d’influence dans les affaires.

Ainsi refoulée, Livie changea d’attitude. Elle resta chez elle, son palais devint le centre d’une coterie, les mécontens s’y donnèrent rendez-vous : anciens débris de la république, politiques désœuvrés, coureurs de places et quémandeurs, il en venait de tous les points de l’horizon. Tous les partis, même celui des Jules, pour lequel Livie, — de quoi l’esprit d’opposition n’est-il capable! — se sentait un faible tardif, tous les antagonismes s’empressaient autour de l’auguste Claudienne, que les plus intrépides partisans de la légitimité monarchique traitaient en descendante d’Énée depuis qu’elle vivait en mésintelligence avec son fils. Au nombre des beaux esprits de cette camarilla figurait un certain Fufius Geminus, discoureur agréable, sachant tourner un distique et non moins habile dans l’art de séduire le cœur des femmes ; c’est Tacite qui nous le dit : aptus adliciendis feminarum animis. Cet ami des femmes était surtout le protégé de l’impératrice, qui trouva plus tard moyen de le faire consul. On a de lui quelques épigrammes sur Tibère, il suffit de les parcourir pour juger ce qu’était l’esprit de médisance et de haine qui s’exerçait dans le cercle de Livie. Ces morceaux qu’on se passait de main en main, et qui voyageaient sous l’anonyme, s’inspiraient tantôt du désaccord entre le fils et la mère, tantôt des vices et des cruautés de Tibère. Il y en avait sur son exil à Rhodes, sur les humiliations à lui infligées par Auguste, sur son ivrognerie, soif de vin où la soif de sang se mêlait[1], sur son inhumanité, sa barbarie, « causes du présent âge de fer succédant à l’âge d’or d’autrefois. » Et ces méchans propos, ces pamphlets égayaient le forum, les carrefours, sans que l’empereur, qui en connaissait les auteurs, qui savait tout, recherchât personne et songeât à rien empêcher. C’est que Tibère avait au fond moins de scélératesse qu’on ne nous raconte. Volontiers je dirais de lui ce que M. Cousin disait de Napoléon III : « C’était un bon tyran ! » L’homme,

  1. Pline raconte que dans sa jeunesse Tibère aimait fort le vin. Qu’un soldat en campagne aime à fêter Bacchus, c’est pourtant assez l’ordinaire. De là néanmoins cette plaisanterie inventée sur son nom, qui de Claudius Tiberius Nero devint par sobriquet Caldius Tiberius Mero. Il n’en fallait pas davantage pour établir à travers les siècles la réputation de Tibère. Après l’épigramme, la légende, — celle de Pison par exemple, nommé gouverneur de Rome pour avoir trois jours et trois nuits su tenir tête, le pot en main, à son pantagruélique empereur, ou bien encore celle de Novellius Torquatus, l’homme aux dix bouteilles, tricongius, — Sheridan n’en comportait que sept (sevenbottleman), — et qui fut mandé de Milan à Caprée pour distraire son gracieux maître en lui donnant le spectacle d’une virtuosité sans modèle.