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lui restait de s’échapper, tira le filet sur sa proie. Le premier instant fut terrible, jamais pareil scandale n’avait soulevé Rome; les dénonciations arrivèrent foudroyantes, et, grâce aux bons offices de la magnanime impératrice, toutes portaient coup. C’est qu’il ne s’agissait pas aujourd’hui de menus griefs, de galanteries plus ou moins discrètement gouvernées, la fille de César était accusée de s’être ravalée au niveau de la dernière des créatures. Outrages répétés à la foi conjugale, impudicités de toute sorte, flétrissure portée à la maison impériale par de grossières débauches et le mépris des lois et ordonnances du souverain, intelligences politiques et complots avec plusieurs de ses amans reconnus coupables d’avoir conspiré, — tel fut l’acte d’accusation qui, frappant Julie, allait atteindre son père encore plus cruellement peut-être. Il fallait que ces divers crimes eussent pour eux des témoignages publics bien irrécusables, que tout cela fût bien patent, bien avéré, pour que Livie jugeât l’occasion venue de lancer l’attaque.

Auguste adorait cette fille; en outre il avait horreur du scandale. L’opinion lui força la main, et le maître du monde, impuissant à sauver même les apparences, dut se résigner à voir la discussion publique s’emparer de ses secrets et de ses hontes de famille. Son amertume s’accrut de cette circonstance, il se reprochait aussi tant d’affection, d’indulgence, envers cette enfant, hier l’orgueil, désormais l’opprobre de sa vie. Capable de supporter la mort des siens, mais non pas de souffrir leur honte, il se voyait en présence de la plus affreuse catastrophe; la flétrissure imprimée au front de son enfant unique, l’honneur de sa maison violé, profané aussi ce divin sang des Jules dont la pureté constituait la force de la dynastie, et par là compromise à jamais la légitimité des héritiers de son nom et de sa puissance : c’était à perdre la raison. La bonne Livie avait calculé juste. Au saisissement de la première heure succéda bientôt la colère du désespoir ; lui-même requit les poursuites, et, ne pouvant se rendre en personne au sénat, chargea son questeur d’aller y notifier l’acte d’accusation. Le témoignage de l’histoire est écrasant, Sénèque surtout vous stupéfie; les autres, Tacite, Suétone, Velleïus, dictent leurs arrêts, prononcent à distance; lui, vous diriez qu’il a devant les yeux les pièces mêmes du procès; il parle d’autorité, raconte, et quels faits il avance! Convenons que ces grandes dames romaines étaient des impures épiques. Il y a dans leurs débauches et leurs vices quelque chose de monstrueux qui rappelle la fable : on se croirait parmi leurs dieux, tant c’est horrible!

Un jour devait arriver où le destin livrerait en pâture à quelques hommes l’univers avec toutes ses jouissances. Après la dernière guerre civile, il semble que la roue du temps cesse de tourner. C’est