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acquis, je commande aux armées de terre et de mer, j’exerce sur toutes les provinces d’un empire sans bornes les droits illimités de proconsul, ma personne est inviolable ; tribun à vie, je m’impose au sénat ; censeur, j’administre les mœurs, — pontife souverain, les choses divines. Regarde, ô Mécène, regarde, c’est bien ton vieil ami, ton Auguste, qui trône au faîte des grandeurs, et qui, morne et découragé, te crie : Oh ! rends-moi ma jeunesse tranquille, rends-moi ces temps heureux où le pieux Apollodore m’enseignait le bonheur dans la modestie de la condition, et la simple et douce pratique des devoirs du citoyen et du sage ! Ces devoirs, je les ai trahis, mes pieds ont glissé dans le sang. L’ambition et ses furies m’ont emporté, et me voilà, moi, le maître du monde, regrettant et pleurant d’être devenu ce que je suis. » — Ainsi le Caïus Octave d’Ingres semble s’exprimer, et sa Livie, que nous dit-elle ? De celle-là, j’en voudrais parler tout à mon aise. Telle que le crayon du peintre l’a saisie avec son visage de camée, ses formes de déesse, habile, séduisante, rusée, pleine d’enchantemens et de précipices, je la prends pour faire de son personnage le centre d’une étude à part. Autour d’elle viendront se grouper des figures qui ne sont pas dans le tableau, mais qui sont dans Pline, dans Sénèque, dans Suétone et dans Tacite, et sur lesquelles l’érudition et la critique modernes ont projeté leurs clartés.


I.

Je m’incline devant la majesté du caractère de Livie, j’admire ces grâces décentes, cette douceur d’accueil, qui la distinguent des rudes figures du passé ; il n’en est pas moins vrai que cette vestale des matrones avait au cœur, sous une apparence de placidité, l’ambition la plus remuante et la plus atroce. Son petit-fils Caligula, ce fou qui l’avait d’enfance beaucoup et de très près observée, disait d’elle : « C’est Ulysse en robe de femme. » On ne combat point l’intrigue des autres avec cette habileté suprême sans être soi-même rompu plus ou moins à l’art de l’intrigue. Quand je vois l’histoire travailler imperturbablement pendant un demi-siècle à la fortune d’un personnage, l’idée me vient de rechercher dans quelle mesure de complicité ce personnage peut être avec les événemens, et j’avoue que trop de calme ici me donne à réfléchir. Les circonstances ne nous aident point seules, il y faut bien aussi tenir la main, et cette main, je n’aime pas qu’elle se cache. Livie avait cela de commun avec Auguste, qu’elle savait se dominer, être maîtresse de soi dans la douleur et par occasion jusque dans le crime. Je me défie de Tacite, et cependant comment ne point avoir des doutes en présence de cette suite de catastrophes qui semblent se donner le mot pour venir coup