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du champ de bataille, on ne savait pas se haïr. On ne se faisait pas une guerre de race, ni d’invasion, ni de revanche: les nations n’y étaient pour rien, ni les soldats. Ils se battaient bien : c’était leur devoir; mais dès qu’on avait quelques heures d’armistice, auprès des cadavres qu’on venait enlever, les pieds dans le sang, on fraternisait. Ce n’était pas une de ces guerres qu’aucune paix ne peut expier, et qui laissent subsister tout entières l’amertume au cœur des vaincus, l’insolence dans celui des vainqueurs. Les uns ont fait de leur échec dater une glorieuse régénération, les autres n’ont rien emporté du champ de bataille, rien que de magnifiques et inutiles lauriers et le vague regret peut-être d’avoir été contraints à se battre contre un adversaire auquel ils étaient devenus sympathiques. On n’a pas alors pétrole des villes ouvertes, enlevé des otages, emprisonné des notables, fusillé des innocens. Sébastopol a été bombardé non comme une cité dont on voulait terrifier les femmes et les enfans, mais comme une position retranchée derrière laquelle il n’y avait guère que des soldats. A Odessa déjà, les Français n’avaient tiré que sur le port militaire; chez nous, les obus allemands ont toujours passé de préférence au-dessus des remparts pour s’attaquer aux bibliothèques et aux monumens. Le jour venu, nous n’avons pas eu un de ces succès qu’on peut discuter devant le tribunal de Trianon : la victoire, on est allé trois fois la saisir à travers une tempête de feu! S’il y a eu des ruines volontaires, c’est le patriotisme ardent de nos ennemis qui les a faites. Cette guerre terrible a été dans son ensemble conduite humainement, courtoisement, honnêtement. Dans les récits des officiers russes, comme dans un miroir sincère, l’officier et le soldat français peuvent se regarder sans embarras. Du côté de nos adversaires, ces détails intimes sur la vie du siège révèlent des qualités militaires de premier ordre : non-seulement la ténacité, la solidité, la résignation religieuse et presque fataliste qu’on a toujours reconnues aux Russes, mais aussi des qualités plus brillantes que nous avions admirées chez les Polonais, qui sont l’apanage des Slaves et qui les rapprochent des Français plus que de toute autre race guerrière. La valeur russe a eu dans cette campagne des allures libres et aventureuses et même cette témérité qui est comme le luxe, souvent coûteux, du courage. La campagne de Crimée, en mettant aux prises les deux nations, les avait pour ainsi dire présentées et révélées l’une à l’autre. On doit savoir quelque gré aux éditeurs du Sévastapolskii Sbornik : cette publication ne peut que raviver là-bas comme ici les favorables impressions qu’avait laissées 1855.


ALFRED RAMBAUD.